L’Etat de droit s’effrite, le centre-droit s’effondre

Copiez, puis collez. Le Conseil national a suivi sa Commission des institutions politiques en choisissant de copier-coller dans une loi d’application le texte de l’initiative de «mise en œuvre» de l’initiative «moutons noirs». Par 106 voix contre 65 et 11 abstentions dans le vote final, l’initiative pour le renvoi des criminels étrangers devrait ainsi être appliquée à la lettre. Si le Conseil des Etats confirme, le renvoi sera donc automatique pour des délits mineurs tels que l’ «escroquerie aux assurances sociales» (délit inconnu du code pénal à ce jour). De plus, la situation spécifique de la personne ne sera pas prise en compte, au mépris du principe de proportionnalité. Pour le dire clairement, la mère de famille avec 2 enfants sera renvoyée de manière aussi automatique que la jeune femme célibataire. La puissance publique se fait robot, renvoyant sans tenir compte des circonstances particulières.

La décision du Conseil national du jeudi 20 mars 2014 marque un point d’orgue dans un développement institutionnel et politique hautement problématique.

Sur le plan institutionnel, la décision du Conseil national se joue sur fond d’un des premiers chantages législatifs à l’initiative populaire. Acculé par l’initiative de «mise en œuvre», le Parlement a abandonné son rôle de législateur, cette mission clef qui consiste à faire les lois. Dans ce chantage, l’initiative populaire n’est plus seulement utilisée pour changer la Constitution, c’est-à-dire pour poser les grandes lignes politiques du pays. Les choix des citoyens sont appréhendés comme étant directement applicables: le bulletin de vote devient la loi. Dans cette absolutisation de la démocratie directe, le Parlement a manqué d'affirmer clairement ses compétences. N’est-il pas en train de démontrer qu’à terme, nous n’aurons plus besoin de lui? Après tout, pourquoi ne pas nous retrouver tous une fois par mois sur la place fédérale pour choisir les lois de la manière la plus directe qui soit?

L’idéal de la «Landsgemeinde» comme instance démocratique suprême nous empêche de voir que nous faisons face à un conflit des volontés populaires. La volonté populaire ne s’exprime pas seulement dans l’initiative pour le renvoi, mais également dans la Constitution et ses principes. Cette Constitution que le peuple a acceptée en 1999 et qui contient expressément le principe de proportionnalité. Dans la question du renvoi automatique, la volonté du peuple n’est pas bafouée par un principe imposé du néant ou, pire, par des «juges étrangers». Au contraire, nous sommes dans une situation où la volonté du peuple helvétique exige deux choses incompatibles. Jeudi dernier, de nombreux parlementaires l’ont oublié, rappelant à qui voulait bien l’entendre que la «volonté du peuple» devait être respectée.

Non content de refuser ses responsabilités vis-à-vis du peuple, le Parlement s’est également défaussé sur le dos de la justice. Ce sont maintenant les tribunaux qui se retrouvent dans la position de modulateur entre les principes fondamentaux de notre Etat de droit et les choix du Parlement. En effet, jusqu’à que le peuple décide de supprimer les principes fondamentaux de l’Etat de droit et de sombrer dans la dictature de la majorité, la proportionnalité reste l’un de nos principes. La nécessité d’une pesée d’intérêts individuelle est à la fois l’une de nos valeurs les plus importantes et l’un de nos engagements internationaux, par exemple à travers la Convention européenne des droits de l’homme. Refuser de reconnaître ce principe dans la loi, c’est donner aux tribunaux la responsabilité de rattraper la situation dans chaque cas individuel.

Plus grave, cette absence de prise de responsabilités entretient un cercle vicieux. Les tribunaux seront amenés à trouver une forme de modulation entre proportionnalité et automatisme. Tranquillement installée dans sa posture de gardienne de la démocratie, l’UDC n’a qu’à attendre les décisions respectant la proportionnalité pour dénoncer une justice de mauviettes, incapable de renvoyer les moutons noirs et de respecter la volonté du peuple. Ce danger est patent pour la justice suisse; il est aigu pour la Cour de Strasbourg qui ne manquera pas de tanguer la Suisse si elle applique un automatisme. L’UDC peut déjà se frotter les mains. Grâce à un excellent coup tactique, elle a posé les bases de son action à venir contre la Convention européenne des droits de l’homme. En créant des lois qui ne respectent pas la Convention, le Parlement expose la Suisse à des problèmes à répétitions. Le chien ayant la rage, il sera ensuite aisé de proposer au bon peuple de lui administrer une piqure létale.

En plus de ces bouleversements institutionnels, c’est sur le plan politique que les nouvelles sont les plus tristes. Le centre-droit (PLR, PDC, PBD – à l’exception notoire de presque tous les Verts-libéraux) a baissé les armes face à la menace d’une nouvelle votation populaire. Le chantage a fonctionné à merveille. L’énergie politique n’y est plus, la conviction de se battre pour les valeurs qui font notre pays non plus.

La défaite est historique pour le PLR qui abandonne l’Etat de droit qu’il a lui-même patiemment créé. Faire le jeu de l’UDC est un choix stratégique que le président Philipp Müller semble avoir intégré depuis longtemps. Plus grave que ces funestes calculs politiciens, feu le Grand parti participe à une mécanique qui finira par ronger ses propres valeurs. Au final, ses représentants auront beau clamer défendre une politique «dure mais juste», ne se reconnaitront-ils pas dans le choix offert à  Raphaël de Valentin, héro de La peau de chagrin de Balzac: «Désire, et tes désirs seront accomplis. Mais règle tes souhaits sur ta vie. Elle est là. A chaque vouloir, je décroitrai comme tes jours. Me veux-tu?»

Casse-tête chinois : économie ou vote populaire ?

Je vous accorde volontiers que le saut d’Erasme à Confucius requiert un certain entraînement. Et pourtant, après avoir disserté des effets bénéfiques d’Erasme sur les jeunes étudiants, il est temps de se tourner vers la Chine. En effet, l’initiative « Contre l’immigration de masse » acceptée en février dernier pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur l’accord de libre-échange signé avec la grande puissance. Au moment où le Conseil des Etats s’apprête à débattre de sa ratification, certains éléments de l’accord apparaissent particulièrement problématiques sous l’angle de la mise en place de contingents. La façon dont le Parlement traitera cette question fait office de premier test pour voir si le texte « Contre l’immigration de masse » sera pris au sérieux. Et avec lui la Constitution…

Le cœur du problème prend la forme d’un dilemme. D’une part, la Suisse s’est engagée vis-à-vis de son partenaire chinois à favoriser le mouvement de personnes dans le cadre de la libéralisation des services entre la Chine et la Suisse. Ainsi, pour les personnes concernées par l’accord, aucune des deux parties ne devrait imposer de tests de qualification, de tests de besoins économiques ou de « restrictions quantitatives » (Annexe 6, II., Art. 7). En d’autres mots, interdiction de mettre en place des contingents. Comme l’expliquent Charlotte Sieber-Gasser et Stefan Schlegel dans un article de jusletter du 17 mars 2014, cette interdiction est loin d’être une exception. Elle est la marque de fabrique des traités de libre échange « nouvelle génération ».

D’autre part, l’initiative acceptée par les citoyens suisses précise très clairement que « les plafonds valent pour toutes les autorisations délivrées en vertu du droit des étrangers ». Toutes les autorisations, difficile de trouver formule plus claire. Difficile également d’être plus limpide sur le dernier paragraphe de l’initiative acceptée le 9 février dernier : interdiction de conclure un nouveau traité international qui serait contraire au présent article (càd les contingents et la préférence nationale). Le changement constitutionnel voulu par les citoyens est clairement en contradiction avec l’accord tel qu’il est soumis à ratification. 

La situation des élus fédéraux est donc loin d’être enviable : soit l’accord avec la Chine sera abandonné, soit la volonté du peuple inscrite dans la Constitution ne sera pas respectée. En toute logique, l’accord avec la Chine devrait être abandonné. En effet, l’UDC a promis de respecter strictement la volonté du peuple, sa décision ne fera donc même pas l’objet d’un débat. Il ne reste plus qu’à s’allier avec tous les déçus de l’accord avec la Chine – défenseurs des droits de l’homme et critiques du libre-échange – pour faire chuter l’accord.

Pas besoin d’être grand clerc pour voir que ce scénario ne se jouera pas jeudi 20 mars au Conseil des Etats. « La porte la plus sûre est celle qu’on peut laisser ouverte » rappelle un proverbe chinois : il ne fait aucun doute que l’accord avec la Chine sera ratifié. Tous les citoyens soucieux des institutions de ce pays devraient alors poser deux questions à leurs représentants. Premièrement, cette contradiction avec le choix populaire n’est-il pas le dernier argument nécessaire pour soumettre l’accord au referendum facultatif ? Comme l'explique Oliver Diggelmann dans un avis de droit, l’accord de libre-échange avec la Chine n’est pas un accord business as usual. Il interroge nos valeurs et pose des questions fondamentales de légitimité politique – encore plus après le 9 février.

Deuxièmement, si le Conseil des Etats choisit de ratifier l’accord avec la Chine, il passe clairement sous silence un choix très clair des citoyens. Mais qui, si ce n’est la chambre des Sages, prendra encore au sérieux la Constitution et le vote populaire ? L’accord chinois fait office de premier test du crédit que les élus fédéraux entendent donner au texte de l’UDC – à commencer par le parti de Blocher lui-même. Si l’accord est accepté, le vote du 9 février ne serait qu’une irruption démocratique de colère, sans lendemain et sans conséquence. Et notre Constitution ne serait que l’enseigne où les citoyens exaspérés se défoulent.

Johan Rochel

Le féminisme ringard

« En tous cas, je ne connais personne qui serait plus féministe que moi. Aujourd’hui, ce n’est pas très à la mode, bien au contraire. Chez les jeunes filles, il est plutôt de bon ton d’en rigoler. Je trouve que c’est réfléchir à court terme. »

La phrase pourrait être tirée d'une conversation que vous auriez eue la semaine passée avec une amie, une sœur, une fille. Elle provient pourtant d'une lettre datée du 1er novembre 1943, sous la plume d'Iris Meyer, devenue après son mariage Iris von Roten (1917-1990). 71 ans plus tard, en ce 8 mars 2014, le féminisme n'a (toujours) pas bonne presse. Tout du moins dans nos contrées, alors qu'il semble « in » de se dire féministe aux Etats-Unis comme le rapporte Nic Ulmi dans les colonnes du Temps.

Profitez de ce week-end pour faire un sondage dans votre entourage : qui parmi vos proches se dit féministe ? Puis demander : qui accepterait d'être moins payée que son collègue de bureau mâle ? Pour le « label » féministe, la clef du problème se trouve dans les réponses différentes apportées à ces deux questions.

Comme l'écrivait Iris von Roten dans la correspondance qu'elle entretenait avec Peter von Roten : « Quand je cherche une explication au fait que le féminisme est vu comme une honte et que les jeunes filles, précisément ma génération, l’évitent à dessein, je dois alors simplement me demander : qu’est-ce qui m’a empêché de rejoindre les membres des organisations féminines, pourquoi ces femmes m’apparaissent comme des habitantes d’un autre monde ? Je sais très exactement pourquoi. D’une certaine manière, on y associe l’idée d’un être sans plaisir, un être sans passion et sans beauté. Je trouve également que l’expression « féministe » est dépassée – mais seulement parce qu’à mon avis, elle est trop peu complète. En effet, il en va sur cette question aussi des droits politiques des femmes, mais avant tout de toute la vie qui leur est due, l’épanouissement de leur être. »

Le vote suisse sur le remboursement de l'interruption de grossesse en février dernier a montré que certains acquis du féminisme de nos mères et grand-mères avaient maintenant force d'évidence. De toute évidence, il reste des questions où il est urgent d'agir, notamment l'égalité de salaire et de conditions de travail. Parmi ces batailles, certains objets gagneraient à être compris comme des combats pour l'égalité : le libre choix réel de son mode de vie et d'organisation au sein du couple (à quand un congé parental crédible?), l'âge de la retraite (les justifications d’antan sont-elles encore valables ?), l'obligation de servir (les femmes dans l’armée ?), la flexibilisation des structures d'entreprises (à quand le temps partiel pour les hommes?). Ces questions nous touchent tous et les hommes sont appelés à se dire féministes et combatants de l'égalité.

Puisse un chroniqueur écrire dans quelques années que ces questions ont été réglées. Il pourra alors utiliser la formule d’Iris von Roten : « même si parmi elles se trouvent de nombreuses femmes dont je ne partage pas la vision de la vie et auxquelles mon être s'oppose  profondément, je me dis la chose suivante : sans elles, je ne pourrais pas vivre comme je le fais aujourd’hui, et ce sur le plan matériel, intellectuel et spirituel ».

 

Extraits de : « Amours Ennemies : Iris et Peter von Roten », Wilfried Meichtry, éditions Monographic, traduction Delphine Hagenbuch et Johan Rochel

 

Lettre ouverte à la génération Easyjet et Erasmus

Le sort nous joue parfois des tours : j’ai reçu par SMS le résultat final de la votation du 9 février alors que je me trouvais sur un bateau entre Manhattan et Staten Island. A mes côtés, tout le monde se pressait contre les fenêtres pour photographier la célèbre Statue. Le symbole de la liberté et de l’appel aux migrants se tenait là, inébranlable sur son socle, prise sous les assauts de dizaines de touristes avides de ramener un souvenir. Pour sa part, le SMS parlait des quelques 19'000 voix d’écart.

Le choc passé, les réseaux sociaux ont commencé à résonner de mille bruits, les échanges d’emails à tourner à plein régime. Peu après, les assemblées de fond de cafés ont pris le relais. Dix jours après le vote, le résultat porte à la surface une formidable envie de se battre pour une autre Suisse. Partout, l’énergie libérée par ce vote du 9 février est palpable. Il est grand temps de la saisir à pleines mains.

Cette énergie est nourrie par les valeurs d’une Suisse ouverte et dynamique, sûre de ses forces et de ses compétences, considérant l’étranger comme une chance et une opportunité avant d’y voir une menace. C’est la Suisse qui gagne et qu’on fête volontiers avec Stanislas Wawrinka à Melbourne et les Suisses à Sotchi. En plus de nos athlètes d’exception, célébrons une Suisse prospère qui vit de ses talents et de son ouverture au monde. Soyons fiers de nos performances incroyables en tant que société.

Cette énergie se doit d’être spécialement portée par ma génération. Nos chances et opportunités sont touchées de plein fouet par les conséquences de la votation du 9 février. Celles-ci étaient prévisibles et connues : les citoyens qui ont accepté l’initiative ont décidé de ne pas tenir compte de ces problèmes. L’heure n’est pas au règlement de compte : ma génération doit monter au créneau et défendre becs et ongles ses visions pour la Suisse de demain.

Deux symboles forts caractérisent ma génération : Easyjet et Erasmus. La génération Easyjet, c’est la génération de l’Europe à portée de voyage. Nous sommes nés avec l’opportunité de passer un week-end à Barcelone, de rendre visite à quelques amis à Berlin et de s’offrir un match de foot à Londres. Le tout en montrant brièvement sa carte d’identité à un douanier somnolent, gardien désœuvré d’un espace de droits et de liberté. Cette Europe-là a construit nos repères internationaux, marquant nos premiers voyages du sceau de la liberté et des plaisirs d’aller à la rencontre du continent. L’Europe n’est plus l’étranger, c’est le temps des loisirs et des découvertes.

A cette frénésie de voyages s’est ajoutée la mobilité estudiantine et professionnelle. Rappelez-vous l’ « Auberge espagnole », véritable cri du cœur de tous les étudiants européens réunis autour d’un frigo rempli à craquer. Notre génération Erasmus a grandi avec la conscience de pouvoir se former et travailler à travers l’Europe. Bien plus qu’un simple coup du hasard, nous avons appris à considérer cette opportunité comme un droit propre ! Ce droit a façonné notre rapport à l’Europe, intégrant le continent et ses opportunités dans nos plans de vie et de carrière.

Dans la campagne pour le 9 février, ma génération n’a pas réussi à suffisamment plaider sa cause. Mais l’énergie ne manque pas pour rattraper le retard. Concentrons cette énergie et unissons les forces positives du pays dans un mouvement pour une Suisse prospère. Réapproprions-nous les définitions des termes « opportunité», « croissance », « souveraineté », « prospérité ». Dans cet effort, remettons au cœur des questions politiques l’idéal de liberté individuelle, le seul capable de garantir à chacun les opportunités de choisir et réaliser la vie qu’il souhaite. Le seul en mesure de poser les bases d’une Suisse entreprenante et prête à conquérir le 21ème siècle.

Forts de cette vision pour la Suisse de demain, partons à la rencontre de tous les Confédérés et proposons leur ces nouvelles alternatives. Portées avec conviction par les forces vives et progressistes du pays, ces visions trouveront preneurs.

En avant !

Johan Rochel

 

Un mois: Happy Birthday FB

J’ai rejoint Facebook il y a un mois. Et voilà qu’aujourd’hui FB fête ses dix ans. Mon ami Fred s’amuse à spéculer qu’au moment où je rejoins une nouvelle technologie, c’est que celle-ci s’apprête à mourir. Mon inscription à Facebook est donc le signe du déclin. Pour Fred, une seule conclusion s’impose: vendre ses actions et chercher un investissement promis à un avenir plus radieux. Chers lecteurs, je laisse à votre bon jugement la qualité de cette décision.

Au moment de faire mes premiers pas sur le réseau, j’ai eu l’impression d’entrer dans un café peuplé de vieux amis. Ils étaient comme attablés autour d’un apéro bien entamé, la conversation joyeuse et animée. Plus loin, au bar, je distinguais les personnages qui font le décor de notre quotidien. Ces personnes qu’on salue au détour d’une rue sans toujours connaître leur nom. Tout ce petit monde était réuni dans mon café FB: bel accueil.

A mon appel à l’amitié électronique, une dizaine d’ «amis» a répondu «Toi ici?» La remarque dénotait l’existence presque géographique de Facebook, un lieu où l’on se rend et l’on s’assied avec des amis autour d’un verre. Mais la remarque dénotait aussi la surprise. A raison, vu la relation compliquée que j’ai longtemps entretenue avec le réseau. J’ai tout d’abord passé du pseudo-rebelle aux grands principes – l’amitié réelle et tangible ou rien – à un refus pragmatique. Trop chronophage, trop futile, allons plutôt manger ensemble à l’occasion. Mes amis me trouvaient «pénible», il fallait écrire un mail d’invitation supplémentaire ou, pire, téléphoner.

Je ne sais pas si la troisième étape de cette relation peut se résumer dans une formule percutante: le suiveur. En tous les cas, mes amis ont réagi sur le mode du «ah je le savais», comme si la pression exercée faisait céder toutes les digues. Quant à moi, j’essaie de me persuader que j’ai ouvert un compte pour mieux communiquer avec mes connaissances, mais en tous les cas pas par suivisme.

Après un mois d’utilisation, je continuer à trouver cet univers virtuel fascinant. Mon analyse ne brille pas par son originalité et elle répète des lieux communs qu’il faut avoir expérimentés soi-même pour bien comprendre. Facebook est le lieu de la mise en scène d’une vie qu’on rêve, ou qu’on aimerait que les autres rêvent pour nous. Une étrange surface de projection où tout le monde est beau et bien portant, les mariages heureux et les enfants trop mignons. Le tout sur fond de souhaits d’anniversaire entièrement téléguidés et presque composés par Mark Zuckerberg lui-même, un ami qui nous veut du bien.

Je ne sais pas si Facebook va bientôt péricliter, je ne sais pas si ce sera à cause de moi. Encouragés par ce premier pas numérique, mes amis m’invitent maintenant à ouvrir un compte twitter et à poster mes photos sur instagram. Pas question: on ne peut pas dire quelque chose d’intelligent en 140 caractères, question de principes! Méfiance toutefois, j’écrirai peut-être bientôt le contraire. Il sera alors temps de vendre vos parts.

 

Une Suisse entreprenante à Bruxelles: vers un «Swissnex» politique?

La Suisse s’en va-t-elle à l’assaut de l’Union européenne ? A Bruxelles, au cœur du pouvoir politique de l’UE, la Suisse lancera fin janvier un cycle de conférences intitulé «Une Suisse entreprenante pour l’Europe du futur». En collaboration avec l’Université libre de Bruxelles (ULB) et la mission suisse auprès de l’Union, cette série de conférences vise à «mieux appréhender et comprendre» la relation entre la Suisse et l’UE. La première conférence, donnée par Peter Maurer, aura trait à la naissance du CICR.

Qu’on se représente bien la chose: voici donc une «Suisse entreprenante» qui organise une série de conférences directement sous le nez de ses partenaires européens et qui convie à débattre de «l’Europe du futur». S’agit-il bien de la Suisse que nous connaissons, ce symbole de neutralité, de retenue et de prudence? Comme pour compenser cet accès de témérité, la communication lapidaire sur ce projet semble traduire une certaine prudence du côté du DFAE.

Et pourtant, la manœuvre mérite d’être complimentée. La Suisse est un modèle de réussite économique, sociale et politique. Si elle ne confond pas fierté et vantardise, compétences et prétentions, la Suisse a raison de faire la promotion de ses succès. D’une façon exagérée et un peu naïve, France 2 avait déjà en décembre dernier fait l’apologie de certains aspects du système helvétique dans une émission intitulée «Y’a-t-il un miracle suisse ?» (16 décembre 2013). Une émission qui n’était pas sans rappeler la scène mémorable du talk-show «On n’est pas couché» en mars dernier où François Bayrou avait sorti le code de droit du travail suisse en direct: un modèle d’efficacité!

Aller plus loin que la promotion

Le cycle de conférences vise toutefois à aller plus loin que la simple promotion du modèle suisse sur un mode publicitaire. La série de rencontres «Partners in dialogue», lancée en 2010, remplit déjà ce rôle en offrant une plateforme à la Suisse au cœur de Bruxelles. Le nouveau projet franchit un cap en cherchant à mettre en place une véritable stratégie de diplomatie «second track». En deçà et en parallèle des acteurs officiels, la Suisse profite de ces relais qui sont à même de faire valoir les intérêts et les compétences suisses auprès de l’Union.

A ce titre, le choix de s’allier avec un acteur académique de premier plan comme l’ULB relève d’une bonne réflexion stratégique. L’académie peut jouer pleinement son rôle de transmetteur de savoir et faciliter, politiquement, la «reprise» de ce savoir auprès des différents partenaires. On peut regretter que le format retenu – conférence ex cathedra et série de questions – ne brille pas par une originalité débordante. Espérons que l’ «accueil et l’apéritif suisse» promis par l’invitation compensent ce format trop sec.

Cette diplomatie «second track» basée sur les contributions du modèle suisse à l’Europe de demain aurait les moyens de rendre tous les acteurs heureux. La Suisse passe du rôle de «profiteur» à celui de partenaire mettant ses compétences et succès au service de l’UE. Par le biais d’apports scientifiques, l’UE s’inspire des expériences politiques suisses et enrichit sa propre réflexion. Les universités et centres de recherche jouent pleinement leur rôle de courroie de transmission du savoir.

Vers un Swissnex politique?

Si la direction choisie est la bonne, elle mériterait d’être poussée plus avant. Les «Swissnex» ont permis à la Suisse scientifique de se faire connaître aux points névralgiques de la production du savoir. Pourquoi ne pas chercher à faire de même avec le «modèle suisse», à savoir les recettes qui font le succès économique, social et politique de notre pays? Comme le propose Nicola Forster, pour la Suisse, le but serait de chercher à pacifier des discussions politiques par le biais d’une approche scientifique, permettant d’un même coup de mettre en avant ses compétences propres et l’excellence de sa recherche. A terme, ces nouveaux contacts auprès des décideurs, dans le monde académique et dans la société civile seraient d’excellents relais pour la Suisse. La réflexion fait figure de programme: à quand un «Swissnex» des compétences économiques et politiques, installé à Bruxelles, et réunissant centres de recherches et think-tanks de Suisse et d’Europe? 

Pourquoi le système à points n’est pas la bonne réponse

Les chiffres de la libre circulation sont disséqués, les effets soupesés, les avis disputés. Dans ce débat, on tendrait presque à oublier que nous ne voterons pas sur une critique de la libre circulation, mais sur la réintroduction de contingents. L’idée fondamentale est claire: l’Etat fixe au début de chaque année un certain nombre de permis qui seront ensuite attribués aux différents «immigrants».

Passons ici rapidement sur une difficulté centrale du texte de l’UDC: des questions aussi différentes que l’asile, le regroupement familial et l’immigration économique sont toutes jetées dans un même panier. C’est ce panier commun qui sera soumis au système des contingents, passant outre les logiques très différentes de ces différentes questions. En effet, l’asile et la protection des personnes ne répondent pas d’un même objectif que l’immigration économique.

Le problème fondamental des contingents

Outre ce grave problème de l’initiative, un régime de contingents souffre d’un problème fondamental bien connu: l’Etat n’est pas en mesure de savoir d’avance combien et de quelle sorte de main-d’œuvre les entreprises auront besoin. Les fonctionnaires fédéraux avancent donc à l’aveugle. Soit ils placent les contingents si hauts qu’ils ne seront jamais atteints et ne servent donc à rien, comme ce fut le cas avant l’introduction de la libre circulation avec l’UE. Soit les contingents sont trop faibles et l’Etat est forcé d’en accorder plus dès que l’économie crie assez fort, comme le montre l’actuelle situation avec les permis pour les ressortissants des pays hors de l’UE.

Face à cette critique, l’ultime joker semble s’appeler système à points. Arguant à l’exemple du Canada ou de l’Australie, les promoteurs de l’initiative promettent un nouveau système de contingents, loin des absurdités bureaucratiques et des errements planificateurs. L’idée parait claire : seuls ceux qui accumuleront suffisamment de points (en fonction des compétences professionnelles, du niveau de formation, des connaissances linguistiques…) pourront entrer en Helvétie.

Le système à points : une possibilité mais pas une réponse

Le système à points est compatible avec un régime de libre circulation comme avec un régime de contingents. Les points ne sont pas là pour déterminer le nombre de permis disponibles, mais pour distribuer les permis disponibles. En d’autres mots, le système à points n’est pas une alternative à la libre circulation. Il en représente une variante.

Ainsi, on peut s’imaginer un régime de libre circulation (pas de limite fixée d’avance) avec un système à points. Hypothétiquement, les Suisses et les Européens atteignant un certain nombre de points se verraient alors attribués un permis de séjour. Dans ce cas, le système à points remplacerait l’obligation d’avoir un contrat de travail dans le régime actuel. Dans le même ordre d’idées, on peut s’imaginer un régime de contingents avec ou sans système à points. Les points permettraient alors de distribuer les permis disponibles selon certains critères.  

Schématiquement, voici de quoi il retourne :

Principe fondamental: libre circulation ou contingents

Principe de distribution des permis: existence d'un permis de travail ou système à points

Le système à points ne résout donc pas le problème fondamental du régime de contingents : l’inadéquation entre les demandes de l’économie et le nombre et genre de main-d’œuvre disponible. Le système à points ne détermine pas le nombre de permis disponibles ; il offre une clef de distribution.

De plus, le système à points souffre d’une difficulté propre. En effet, le système à points tend à favoriser les personnes hautement qualifiées. C’est le syndrome du « chauffeur de taxi avec deux doctorats ». Imaginons : les immigrants sont sélectionnés en fonction de leurs compétences. Plus ils sont formés, plus ils reçoivent de points (les deux doctorats). Mais comme le montrent les chiffres du travail au gris et au noir, l’économie a également besoin de main-d’œuvre moins qualifiée (un chauffeur de taxi). L’inadéquation est programmée ! Faites l’expérience lors d’un prochain passage au Canada en demandant à votre chauffeur quel était le titre de son doctorat…

Au final, l’argument du système à points ne permet pas de résoudre les difficultés inhérentes au régime de contingents. Les points offrent uniquement un moyen de distribuer des permis disponibles, indépendamment de savoir si ces permis sont en nombre limités (contingents) ou non (libre circulation). De plus, le système du contrat de travail actuellement en vigueur entre l’UE et la Suisse (une place de travail=un permis) permet de répondre plus efficacement aux besoins de l’économie. Effet collatéral, les conversations avec le chauffeur de taxi seront peut-être plus terre-à-terre.

David Cameron: ou quand la Suisse hurle avec les loups

L’article publié la semaine passée par David Cameron, premier ministre britannique, dans les colonnes du Financial Times a provoqué un tollé à travers l’Europe. Son titre fait office de programme: « Free movement within Europe needs to be less free ». Cameron offre une critique en règle de certains effets de libre circulation, se focalisant principalement sur les demandes formulées par les immigrants européens à l’Etat social anglais.

Alors que la campagne pour la votation du 9 février sur l’initiative contre l’immigration de masse débute, l’UDC a dû croire à une avance du Père Noël, à l'exemple de Christoph Blocher invité par la RTS. Le parti s’est servi à pleines mains et nombre de défenseurs de la libre circulation à moitié convaincu ont baissé les bras. Si même les Anglais veulent en finir, pourquoi pas nous ?

A y regarder de plus près, l’article de Cameron est une réaction à comprendre dans le contexte actuel européen. Pour le faire, il faut toutefois mettre à jour le système de libre circulation ayant cours au sein de l’Union – un système très différent de celui entre la Suisse et l’UE ! Cette explication posée, on s’apercevra alors que l’article de Cameron  ne devrait pas servir ceux que l’on croit d’ici à la votation du 9 février 2014.

Libre circulation des citoyens vs libre circulation des travailleurs

On pense à tort que la libre circulation au sein de l’UE et entre la Suisse et l’UE relève de la même logique. C’est inexact dans la mesure où le système au sein de l’UE a connu depuis le tournant des années 2000 un développement fulgurant. En une formule, l’UE est passée d’une libre circulation des travailleurs à une libre circulation des citoyens. La différence est colossale dans le principe fondamental de ce système et dans ses implications.

Depuis le traité de Maastricht (1992), l’UE connaît un statut de « citoyen de l’Union ». Ce statut est resté plus ou moins inusité durant de nombreuses années jusqu’à que la Cour de justice de l’UE le réveille dans l’affaire Grzelczyk en 2001 (du nom d'un étudiant français émigré en Belgique). La Cour décide alors de considérer le statut de citoyen de l’Union comme le « statut fondamental » de tous les ressortissants des pays membres. Les Européens ne sont donc plus (seulement) Portugais, Polonais ou Italiens, mais avant tout citoyens de l’Union.

Vu que ce statut de citoyen connaît une telle promotion, les droits qui y sont attachés prennent également l’ascenseur de la gloire européenne. Ainsi du droit à la libre circulation et résidence sur le territoire de l’Union. C’est là que le passage d’une libre circulation des travailleurs – focalisée sur l’existence d’une dimension professionnelle – cède le pas à la libre circulation des citoyens, fondée sur la citoyenneté commune que tous les Européens partagent. 

Il serait toutefois faux de considérer cette libre circulation comme totalement libre. Le système repose sur un présupposé économique: les citoyens de l’UE peuvent s’installer dans un autre pays membre à la condition de ne pas devenir un fardeau pour les finances publiques de l’Etat hôte.

La non-discrimination et l’Etat social

La situation se complique avec l’intervention d’un troisième principe fondamental de l’intégration européenne : l’interdiction de discriminer sur la base de la nationalité. Imaginons qu’un citoyen de l’Union portugais profite de son droit à la libre circulation pour s’installer en Allemagne. Une fois sur place, il devra être traité de manière égale aux citoyens de l’Union nationaux (les allemands). Cette exigence d’égalité de traitement s’applique à presque tous les domaines de la vie quotidienne.

On s’approche alors de la situation « dénoncée » par David Cameron dans son article : quelle marge de manœuvre possède encore un Etat-membre au moment de réserver certaines de ses prestations sociales (aide-chômage, soutien aux études, aide sociale) à ses ressortissants nationaux ? Est-il tenu de traiter d’égale manière un de ses concitoyens et un Grec au bénéfice d’un droit à la libre circulation ?

La question se résout dans une recherche d’équilibres où de multiples acteurs ont leur mot à dire. L’un des pôles de cette recherche d’équilibres se trouve dans la nécessité pour les Etats-membres de pouvoir défendre leurs ressources financières, notamment sous l’angle d’un Etat social particulièrement important en ces temps de crise. L’autre pôle se trouve dans la volonté politique de mettre en place un véritable espace de libre circulation pour les citoyens de l’Union : un projet historique à travers un territoire si souvent ravagé par les guerres, la naissance d’un espace de libre circulation pour 500 millions de personnes.

A l’aune de cette recherche d’équilibres, l’article de David Cameron apparaît comme une prise de position attendue pour le Royaume-Uni, historiquement (et géographiquement) à l’écart d’un processus d’intégration européen trop profond. En tant que premier ministre, Cameron tente de tirer la couverture à lui et de défendre ses prérogatives nationales en matière d'Etat social. Il veut avoir les moyens de les "réserver" à ses concitoyens qui, par la-même, seront également ses électeurs.

La position de Cameron a été relayée par certains Etats-membres, tandis que d’autres se sont tus, bien conscients de profiter pleinement de la libre circulation. La Commission – gardienne des Traités – et la Cour de justice veillent au grain, tentant de trouver le difficile équilibre entre l’affirmation d’un espace transnational et les sphères de décisions nationales. La discussion ne fait que commencer. A ce titre, la question du rythme des transformations est cruciale. Dans un futur proche, la libre circulation des citoyens va déployer de très profonds effets d’intégration pour tous les Etats-membres ; la discussion continentale provoquée par l'article de Cameron en est un exemple tangible. Il importera de définir quelle place devraient avoir les Etats-membres et à quel rythme on peut attendre des aménagements.

Cameron, l’ennemi de l’UDC

A l’aune de cette analyse, les réactions suisses apparaissent pour le moins étranges. Entre la Suisse et l’UE, c’est justement le « vieux » modèle de la libre circulation des travailleurs qui prévaut. Nous n’avons pas de citoyenneté commune et la libre circulation se fait sur la base d’un contrat de travail. Depuis la fin des négociations entre la Suisse et l'UE en 1999, il n'est pas exagéré de dire que l'UE travaille selon un nouveau paradigme.

Cette libre circulation des travailleurs n’est pas du tout remise en question par Cameron. L’UE la développe depuis des décennies et même Cameron, loin d’être un europhile, sait que la libre circulation des travailleurs profite à son économie, à son Etat social et à ses finances publiques. Une petite phrase de son texte indique que son propos ne porte pas sur cette libre circulation : « If people are not here to work… », écrit-il avant de lister ses doléances. Son propos se concentre sur les citoyens de l'UE qui seraient "chez lui" à des fins non-professionnelles.

L’UDC devrait se méfier avant de crier avec les loups : il se pourrait que le loup qu’ils croient ami soit en fait un vieux loup, habitué aux bergeries.

Bons baisers de Pékin: lettre ouverte aux Conseillers nationaux

Bons baisers de Pékin : lettre ouverte aux Conseillers nationaux

Le 9 décembre prochain, vous débattrez de l’accord de libre-échange conclu entre la Suisse et la Chine en été 2013. Cet accord est crucial pour les questions de principes qu’il pose à la Suisse, ses parlementaires et ses citoyens. Pour preuve, gageons que la majorité d’entre vous n’accepteront ou ne refuseront pas l’accord le cœur – ou la conscience – léger. Cet accord de libre-échange nous offre une chance unique de débattre des limites et perspectives de notre politique économique extérieure. Le 9 décembre, vous avez l’opportunité de soumettre l’accord au referendum facultatif.

L’accord pose à la Suisse la question des standards qu’elle souhaite faire valoir dans ses relations économiques extérieures. Ce standard s’exprime le plus souvent en termes de droits de l’homme, faisant écho aux objectifs de politique étrangère (Art. 54 de la Constitution) et aux engagements suisses pris en la matière (notamment les deux pactes de l’ONU).  Exprimée sous la forme de ce standard, la question à laquelle vous devez répondre est la suivante : l’accord obtenu par nos négociateurs avec la Chine est-il cohérent avec nos principes fondamentaux et nos engagements en matière de droits de l’homme?

Cette question possède deux dimensions particulièrement cruciales pour ce débat. La première dimension concerne une possible « ligne rouge » que la Suisse ne souhaiterait pas franchir. Imaginons que le parlement suisse doive décider de ratifier un accord de libre-échange avec la Corée du Nord. Je fais le pari que la majorité des citoyens reconnaitraient qu’il existe une ligne rouge vis-à-vis du régime de Pyongyang. Cela ne signifie pas que les contacts diplomatiques ou autres doivent être stoppés ! Néanmoins, si l’Etat partenaire ne remplit pas un « service minimum », on renoncera – sur la base des valeurs et principes qui sont les nôtres – à un accord de libre-échange, synonyme de relations économiques, politiques et sociales poussées.

La deuxième dimension a trait à l'exigence de cohérence entre nos nombreux accords de libre-échange. Tous reflètent plus ou moins nos principes fondamentaux et les engagements qui font l’identité de la Suisse. Il est certainement légitime d’avoir des fluctuations  dans nos standards si nous négocions avec la Chine, Hong-Kong, la Bosnie-Herzégovine ou l’Algérie. Mais pour de nombreux commentateurs, l’accord avec la Chine sort de la zone de fluctuations légitimes. Il marque en clair retour en arrière et un abaissement de nos standards. Pour nos futures négociations, c’est la crédibilité de la Suisse qui est en jeu. Sur des questions aussi fondamentales, pouvons-nous exiger de certains ce que nous sommes prêts à sacrifier pour d’autres ?

L’accord de libre-échange avec la Chine nous offre une occasion politique unique de discuter ces deux dimensions en profondeur. La question est indépendante des conséquences économiques d’un accord et on ne saurait lui opposer l’argument de «paternalisme euro-centré». Il ne s’agit pas d’imposer à la Chine un standard suisse ou européen, mais de s’interroger sur les valeurs et principes que nous estimons fondamentaux. La question symbolique, politique et identitaire que nous pose l’accord avec la Chine mérite un large débat populaire.

L’accord de libre-échange avec la Communauté européenne de 1972 avait été soumis au referendum obligatoire. L’Assemblée fédérale avait estimé qu’il avait une haute portée politique et que le débat public devait être le plus large possible. Certains accords de libre-échange ne sont pas "juste" un accord de plus. De par leur importance ou leur portée, ils mettent en jeu des questions de première importance. Le 9 décembre, vous avez la possibilité d’ouvrir un débat sur les conditions de l’intensification de nos relations économiques avec la Chine en soumettant l'accord au referendum facultatif. Si les citoyens s'intéressent à cette question, ils récolteront 50'000 signatures et nous voterons.

Les Parlementaires de droite peuvent soumettre l’accord au referendum sans mauvaise conscience. Les Suisses, pragmatiques dans la défense de leurs intérêts économiques, accepteront certainement l’accord. L’exercice le plus important se trouve certainement dans le dialogue démocratique autour du standard que nous souhaitons voir appliquer dans nos relations avec le monde. Ne manquons pas une chance historique : quelle Suisse voulons-nous dans la poursuite de nos intérêts économiques ? Quels valeurs et principes marquent le point de non-retour ?

"Il est parfois des moissons qui n'arrivent pas à fleurir ; il en est aussi qui, après avoir fleuri, n'ont pas de grain." Au sens des entretiens de Lao Tseu avec ses disciplines, je vous souhaite une belle session.

Johan Rochel

 

 

Libre-échange avec la Chine: le prix de la cohérence?

Tant pour les politiciens que pour les organisations de défense des droits de l’homme, la ratification de l’accord de libre-échange avec la Chine est un sujet ingrat. Ingrat car la Chine est le pays des superlatifs économiques et la Suisse entend bien profiter de l’accord qu’elle est parvenue à conclure avec celle qui deviendra bientôt la première économie du monde. Personne dans le débat – y compris dans les ONG – ne remet frontalement en question l’idée que les échanges internationaux signifient, à long terme, une amélioration du niveau de vie des différents partenaires. Mais les conditions de ces échanges internationaux posent de nombreux défis. Sous l’angle de l’engagement suisse pour les droits de l’homme (Art. 54 de la Constitution), la ratification de l’accord avec la Chine pose aux parlementaires fédéraux un double défi de cohérence.

Le premier de ces défis a trait aux autres accords conclus par la Suisse, seule ou en partenariat avec les pays de l’AELE. A titre d’exemple, on prendra l’accord des pays de l’AELE avec la Bosnie-Herzégovine de juin 2013. Les différences sautent rapidement aux yeux. Premièrement, le préambule de cet accord réaffirme avec force les valeurs de démocratie,  d’Etat de droit, de droits de l’homme et de liberté. Il mentionne explicitement les obligations découlant du droit international, notamment en matière de droits du travail (OIT)1. Deuxièmement, les objectifs de l’accord rappellent de manière très claire que l’accord est fondé sur l’économie de marché et le respect des principes démocratiques et des droits de l’homme2.

En comparaison, l’accord de libre-échange avec la Chine ne contient dans son préambule qu’un appel à respecter les engagements pris au titre de la Charte des Nations Unies et des normes fondamentales des relations internationales3. Les objectifs contiennent exactement la même phrase que l’accord avec la Bosnie-Herzégovine sur les économies de marché mais sans mention des droits de l’homme et principes démocratiques4.

Certes, la Chine n’est pas la Bosnie-Herzégovine. Mais pour un parlementaire fédéral chargé d’accepter ou non un accord de libre-échange engageant la Suisse – dont les valeurs et les principes fondamentaux n’ont pas changé entre le 24 juin 2013 et le 6 juillet 2013 – comment justifier ces différences ? Sur des questions aussi fondamentales, est-il normal que la Suisse navigue à vue, au gré des résultats de négociations ? Si oui, où se trouve la ligne à ne pas franchir en matière de cohérence avec ses propres valeurs ?

Le deuxième défi de cohérence a trait aux accords similaires conclus par l’Union européenne, dont la pratique sur la question des droits de l’homme est beaucoup plus affirmée. Les accords signés par l’UE contiennent systématiquement une mention claire des engagements pris en termes de droits de l’homme, une clause générale sur leur caractère essentiel et surtout une clause indiquant les conséquences du non-respect de la clause principale. Ce point est essentiel. Cette pratique force les parties à s’entendre sur les conséquences éventuelles d’un non-respect des engagements pris mutuellement.

Dans la défense des droits de l’homme, l’UE est un allié naturel de la Suisse. Les deux communautés partagent les mêmes valeurs et principes. Les intérêts économiques justifient-ils de mettre en danger la cohérence d’une position commune quant à la pertinence des droits de l’homme (level playing field) ? La Suisse peut-elle se permettre de porter la responsabilité d’engager une course vers la protection la plus faible (race to the bottom) ?

Comme l’a montré un papier de discussion du foraus – Forum de politique étrangère, ces deux défis de cohérence interrogent le rapport entre les valeurs et principes de la Suisse et la poursuite de ses intérêts économiques. La question se heurte à la force politique brute qui s’exprime dans les négociations. Il est normal que les négociations avec des partenaires distincts produisent des résultats distincts. Néanmoins, pour nos parlementaires fédéraux, la question se pose en ce sens : jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Il en va de la cohérence envers nos propres valeurs, mais également envers nos partenaires. En acceptant de baisser les standards que nous avions nous-même fixés pour l’accord avec la Chine, serons-nous encore crédibles dans une nouvelle négociation, par exemple dans celle que nous menons avec l’Algérie ?  Au sein de la communauté internationale et plus spécialement avec nos partenaires naturels, serons-nous crédibles en défendant les droits de l’homme ici, puis en acceptant des standards affaiblis là?

1. En anglais dans le texte de l’accord: “Reaffirming their commitment to democracy, the rule of law, human rights and fundamental freedoms in accordance with their obligations under international law, including as set out in the United Nations Charter and the Universal Declaration of Human Rights” et plus loin “Recalling their rights and obligations under multilateral environmental agreements to which they are party, and the respect for the fundamental principles and rights at work, including the principles set out in the relevant International Labour Organisation Conventions to which they are a party”. Il est intéressant de noter que les memes propos figurent dans le préambule de l’accord de libre-échange entre l’AELE et Hong Kong (2012).

2. "The objectives of this Agreement, which is based on trade relations between market economies and on the respect of democratic principles and human rights are […]"

3. "Commited to the promotion of prosperity, democracy, social progress and harmony and to uphold freedom, equality, justice and the rule of law, reaffirming their commitment to the Charter of the United Nations and fundamental norms of international relations".

4. "The objectives of this Agreement, which is based on trade relations between market economies are […]"

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