Une Suisse en mouvement

Les droits fondamentaux et 130 élu-es sous le voile d’ignorance

Le Valais révise entièrement sa Constitution et 130 élu-es sont au travail. Une commission est en charge d’élaborer un catalogue des droits fondamentaux pour les Valaisannes et Valaisans. La discussion politique s’engage autour d’une question clef: quels sont les droits suffisamment importants pour figurer dans la constitution ?

Lorsque 130 élu-es s’apprêtent à passer à la moulinette une proposition de catalogue de droits fondamentaux, une vraie question de méthode se pose: comment procéder pour savoir quels droits devraient passer la rampe ? Comment juger de l’importance d’un droit spécifique ? Faut-il introduire des droits spécifiques pour les personnes en situation de handicap ? Les droits des personnes âgées méritent-ils d’être écrits noir sur blanc ? Quelle égalité souhaitons-nous ? Faut-il introduire le droit à un salaire minimum ? Autant de questions véritablement épineuses. Au PLR, PDC et UDC, on veut d’ailleurs largement élaguer la proposition de la Commission et supprimer de nombreux droits fondamentaux. La plénière de début septembre promet d’être disputée !

Pour débattre de cette question, je propose que nous adoptions une méthode inspirée du philosophe John Rawls, le philosophe politique le plus connu du 20ème siècle. Dans un livre phare intitulé “Une théorie de la justice”, Rawls a proposé une méthode particulièrement pertinente pour cette discussion à venir: le voile d’ignorance. 

Imaginez que les 130 élu-es de la constituante se réunissent pour une plénière très particulière. Au moment d’entrer dans la salle, ils oublient qui ils sont. Ils oublient leur âge, leur lieu d’origine, leur sexe, leur parcours professionnel, leurs compétences, leurs handicaps, l’état de leur compte en banque. En bref, ils oublient tout ce qui pourrait les amener à défendre leurs prérogatives personnelles. D’où le terme choisi par Rawls de “voile d’ignorance”. Ce voile se pose sur eux quand ils entrent dans la salle de réunion. Ils conservent néanmoins leur capacité de débattre et de décider. Pour les cinéphiles qui se rappellent du film “Men in Black” avec Will Smith (1997), nous pourrions comparer le voile d’ignorance au petit laser rouge que les deux agents utilisent pour provoquer une amnésie. Un coup dans les yeux et hop, les personnes oublient tout. Ne reste qu’à imaginer Will Smith devant l’entrée de la salle de travail de la constituante.

John Rawls pense que cette méthode de débat va conduire à des résultats plus justes. En faisant abstraction des informations sur notre situation particulière, nous sommes plus à même de prendre des décisions justes. Le voile d’ignorance nous invite à beaucoup de prudence. Sans savoir qui je suis dans la société, je réfléchis à deux fois avant de prendre certaines décisions car, potentiellement, je pourrais être très directement concerné. Je pourrais être n’importe qui. Et cela change tout dans la manière dont nous débattons de sujets politiques. Bien sûr, l’empathie pour la situation d’autrui est déjà une qualité souhaitée pour les élu-es. Lorsque nous siégeons dans un organe, nous devons faire l’effort de nous glisser dans la situation d’autres personnes. La méthode de Rawls a l’immense avantage de concrétiser ce qui est attendu de chacun d’entre nous: faire abstraction de sa situation, et réfléchir à neuf à la question posée.

Faut-il des droits fondamentaux spécifiques pour les personnes en situation de handicap? Sans savoir si je suis moi-même dans une telle situation, j’ai un regard très différent sur la question. De même pour toutes les questions touchant des groupes spécifiques de personnes. Faut-il un article musclé sur l’égalité, notamment pour créer une réelle égalité entre hommes et femmes ? Sans savoir si je suis un homme ou une femme, ma position est bien différente. Les exemples se multiplient à l’infini en matière de droits fondamentaux. Car ce sont ces droits qui sont directement là pour protéger les droits et libertés des citoyens. 

Quels droits devraient être inscrits dans la constitution ? John Rawls nous offre une méthode: les droits que nous accepterions en situation de voile d’ignorance. Bien sûr, oublier qui nous sommes ne sera jamais possible. John Rawls dit lui-même que le voile d’ignorance est une manière d’illustrer son approche de la justice. Il s’agit d’un exercice de pensée. Il faut voir cette exigence comme une séance de fitness mental. En réalisant cette expérience, nous musclons notre capacité à considérer la situation d’un plus grand nombre, notamment de ceux qui ne peuvent pas donner de la voix dans l’arène politique.

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