
C’était en 2013 et Angela Merkel recevait son homologue américain Barack Obama pour une longue visite à Berlin. Au tournant d’une conférence de presse, la chancelière allemande a cette formule qui fera date: «Internet, c’est pour nous tous un nou- veau monde» (Internet ist für uns alle Neuland). Internet, une terre à découvrir, une nouveauté qui débarque dans nos vies, un événement dont l’arrivée mérite d’être proclamée. En 2013, vous avez bien lu.
Symbole du décalage entre le temps politique et la réalité économique et sociale? Certainement. Et pourtant, nous souffrons d’un même syndrome lorsque nous traitons de migration en 2017. Nous semblons découvrir la réalité d’un monde fait de mobilités. Attention, voici venir les migrants! Ils vont bouleverser notre pays et nos modes de vie, réinter- préter nos traditions et se marier avec nos enfants. Bien sûr que les migrants feront tout cela. Ils l’ont toujours fait et continueront à le faire. Comme la chancelière allemande avec internet, nous proclamons l’arrivée d’un nouveau monde déjà bien ins-tallé. L’ordre naturel des choses et des êtres semble voler en éclats. Et pourtant, la réalité nous a rattrapés depuis bien longtemps.
Voir la migration comme une perturbation d’un monde statique traduit avant tout une conception erronée de la réalité. Dans la longue histoire humaine comme dans la multitude de nos destins indivi- duels, le changement, le mouvement, la mutation jouent un rôle prépondérant. L’ordre des mobilités décrit au mieux la réalité de l’aventure humaine. Et c’est depuis cette perspective que nous devons appréhender la volonté des femmes et des hommes de créer des communautés politiques avec des systèmes démocratiques et des mécanismes de solidarité. Ces tentatives très légitimes d’instaurer de la stabilité et de la pérennité s’inscrivent dans un ordre de mobilités qui les dépasse.
Embrasser cette part de nous
Accepter ce renversement de perception rendra la réalité beaucoup plus sensée et l’action plus cohérente. Plus sensée tout d’abord, car les défis migratoires auxquels nous sommes confrontés se montreront dans leur profonde réalité. Tant qu’il y aura des conflits et des situations désespérées, les victimes chercheront refuge auprès d’autres communautés politiques. Et tant que l’humain souhaitera améliorer ses conditions de vie pour lui et ses proches, il se mettra en route vers les horizons qui lui offrent le plus de perspectives. Dans cette quête, il ira systématiquement vers les lieux de prospérité économique capables de permettre une amélioration de sa qualité de vie.
Vouloir nier ces forces fondamentales que sont le désir de sécurité et celui de prospérité revient à une méconnaissance de la nature humaine. Pour en prendre la mesure, il suffit de questionner honnêtement le comportement que chacun d’entre nous adopterait le cas échéant. Dans un flashback vertigineux, imaginez que vous rembobiniez votre vie jusqu’au moment précédant votre naissance. Sans savoir dans quel pays vous allez venir au monde, seriez-vous prêt à accepter les règles migratoires actuelles? Qui s’engagerait la main sur le cœur à ne jamais tenter de migrer? Qui continuerait à affirmer que les migrants sont des criminels lorsqu’ils tentent de franchir des frontières? Sans savoir de quel côté de la frontière nous naîtrions, la prise de risques serait énorme.
Les mobilités sont une réalité, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont aisées, sans contraintes et sans déchirement. Tout à l’inverse, mais les grandes et les petites histoires nous rappellent au quotidien que les humains sont prêts à de grands sacrifices pour améliorer leur vie. L’accepter et le reconnaître, c’est le premier pas vers des actions plus cohérentes pour répondre aux trois chantiers principaux s’imposant aux rési- dents des pays de destination.
Pour davantage de cohérence
Le chantier de la solidarité tout d’abord. Pour des Suisses qui ont fondé une société sur la défense de la liberté et de la dignité humaine, la souffrance existentielle d’autrui nous oblige, elle exige de nous une action responsable. Cet effort ne sera pas gratuit et nous ne pouvons espérer un hypothétique «retour sur investissement». Aider et secourir coûtent de l’argent, reconnaissons-le une fois pour toutes. De même, cet effort de solidarité que nous devrions mener avec fierté n’exige pas que nous devenions des saints ou des héros: faisons la juste part qui est la nôtre et ins- pirons les autres nations à faire de même.
Le chantier de la juste compétition ensuite. La mobilité des femmes et des hommes, leurs rêves et leurs compétences, sont un moteur très puissant de prospérité économique. Aucune frontière n’arrêtera l’envie d’améliorer sa vie, tout au plus parvient-on à marginaliser et fragiliser ceux qui seront toujours prêts à faire monter les enchères. A l’inverse, la piste la plus prometteuse consiste à organiser la mobilité professionnelle pour qu’elle soit à l’avantage de tous migrants, pays de destination, pays d’origine. Pour ce faire, elle doit être juste et équitable. La liberté de mettre sa force de travail à disposition doit être sauvegardée, tout en assurant une juste compétition. En politique nationale et cantonale, les forces constructives devraient s’allier pour exiger un renforcement des mesures de contrôle.
Le chantier de la démocratie finalement. Les parcours migrants sont multiples – tellement multiples que le simple mot de «migrant» est devenu inopérant. Nous avons tous un chapitre migratoire dans notre histoire familiale et personnelle. Dire que nous sommes «migrants», c’est à peu près reconnaître que nous sommes «humains». La distinction entre migrant et Suisse est devenue particulièrement problématique en termes politiques: près de deux millions de personnes résidentes n’ont pas le droit de co-décider des affaires de la Cité. Ils travaillent, paient des impôts et respectent la loi, mais n’ont rien à dire sur la marche du pays. C’est le scandale de notre démocratie, une faute majeure que nous tolérons depuis trop longtemps. Le principe démocratique est pourtant limpide: tous ceux qui participent au projet de société doivent avoir des droits politiques, sans plus, ni moins. S’il saisit la chance d’une nouvelle Constitution, le Valais aura une opportunité historique de s’approcher de cette vraie démocratie. Mais en vue de préparer cette échéance, les communes courageuses peuvent déjà ouvrir de nouveaux terrains d’expérimentation.
En parcourant la Suisse avec l’«Atelier d’éthique sur l’immigration», j’ai pu voir la diversité des idées à l’œuvre. Si le canton de Neuchâtel et ses communes possèdent un trésor d’expériences en matière de participation politique pour tous les résidents, nous pouvons également nous inspirer du «Conseil des étrangers» mis en œuvre à Kreuzlingen en Thurgovie. Mis en place par les autorités communales, ce conseil a pour mission de conseiller les autorités et de faire valoir les opinions des personnes pour l’heure exclues de la démocratie. De même, pourquoi ne pas explorer les promesses de nouvelles formes de participation politique que nous ouvrent les nouvelles tech- nologies? Quelle commune aura le courage d’ouvrir ses stratégies et ses choix à la critique citoyenne par le biais d’un processus de «crowdthinking» ouvert à tous les résidents?
Eté 2017: ces expérimentations sont à notre portée, il suffit de montrer sa volonté politique. Cela tombe bien, le Valais vient de renouveler l’ensemble de ses forces politiques. A eux, et à nous, de prendre ces trois chantiers à bras-le-corps pour montrer que celui qu’on appelle encore le «Vieux-pays» peut être à la hauteur de son histoire et de ses idéaux.
Article paru dans le Journal du Centre Suisses-Immigrés Valais
Pour aller plus loin dans ce Neuland:
foraus – Forum de politique étrangère «Neuland: Schweizer Migrationspolitik im 21. Jahrhundert»
(NZZ Libro, 2017)