L’année qui commence verra les Suisses se battre contre les Suisses. Comme à l’époque des mercenaires aux bras noueux, les Confédérés seront des deux côtés de la bataille. En 2015, ils jetteront leur force dans un conflit identitaire et tenteront d’en faire jaillir du sens pour un présent bien incertain. Pourquoi fêter la bataille de Morgarten (1315), la conquête du canton d’Argovie (1415), la bataille de Marignan (1515) ou encore le congrès de Vienne (1815) si ce n’est pour investir à neuf les mythes qui sous-tendent notre vie politique ?
Ces tentatives de réappropriation des mythes que d’aucuns disent « fondateurs » n’ont rien d’inhabituel. A l’inverse, elles traduisent la capacité collective des citoyens de sans cesse réévaluer leur propre histoire et apparaissent comme signe de vitalité. A cette fin, deux stratégies se déploient en parallèle. D’une part, certains proposent de nouveaux mythes ancrés dans une relecture d’événements passés. Ainsi de la tentative du PS de mettre « 1945 » à l’ordre des festivités, le jubilé de la fin de la Deuxième guerre mondiale mais également du début de la prise de conscience européenne et de la construction d’un espace de droit et de libertés. D’autre part, de nombreux citoyens cherchent à contester la lecture parfois bien établie de certains événements obligés, proposant une nouvelle clef de lecture résonnant avec le présent.
Les jubilés de cette année 2015 trouvent un fil rouge dans l’affirmation d’une certaine Suisse dans le monde. A leur manière, ils rappellent tous que l’histoire suisse ne peut être que « transnationale » (selon la formule d’André Hollenstein, auteur de l’excellent « Mitten in Europa »). L’augmentation des échanges et la densification des accords entre cantons qu’on va peu à peu appeler « la Suisse » ne peut se comprendre qu’avec une vue européenne. Cette lecture nous permet de mettre en lumière ce que la Suisse doit à ses voisins, mais elle souligne également avec quel talent la Suisse a su tirer le meilleur des contraintes imposées par ses « partenaires ». Là où Joëlle Kuntz parle du « génie de la dépendance », nous pourrions évoquer l’intelligence politique, tantôt brillante, tantôt cynique.
A l’inverse, une lecture « isolationniste » de l’histoire suisse montre ses limites lorsqu’il s’agit de mettre en exergue les compétences helvétiques. En admettant que la Suisse ait pu se construire seule, ses talents se résumeraient alors à une modestie existentielle, un art consommé de la fuite et un goût pour la solitude. N’est-il pas plus valorisant de laisser enfin les compétences helvétiques germer au grand jour ? Approprions-nous une Suisse audacieuse, tacticienne, travailleuse, chanceuse. A leur tour, ces expériences historiques permettent d’éclairer d’un jour nouveau les compétences clefs de la Suisse du 21è siècle : cerveau et entremetteuse de la mondialisation, patrie du droit international et de la protection des libertés, championne de l’innovation.
Quant à son pouvoir symbolique, Morgarten est peut-être la mère de toutes les batailles. Par-delà la faiblesse des sources disponibles, les experts s’accordent sur un accrochage entre des groupes paysans, la puissante abbaye d’Einsiedeln et ses protecteurs habsbourgeois. Pour l’histoire des cantons, le souvenir de Morgarten symbolise le début d’un certain réalisme politique. Les alliances se créent au gré des opportunités, les expéditions guerrières sonnent sur les terres de la Suisse centrale, les ennemis d’hier peuvent devenir les partenaires de demain. A ce titre, la conquête de l’Argovie en 1415 ouvre la voie au développement de l’alliance entre les cantons. Mais il serait faux d’y voir une réponse à la logique binaire d’un « nous » contre un puissant ennemi extérieur. Le mécanisme de densification des alliances s’inscrit plutôt dans la recherche d’une prospérité commune. Selon l’historien Thomas Maissen, cette logique d’alliances changeantes trouve un bel exemple dans la relation avec les Habsbourg, passant de concurrents à partenaires selon les occasions.
La bataille de Marignan en 1515 symbolise la poursuite de cette logique d’intégration en consacrant la nécessité de développer une politique extérieure commune et de moderniser les méthodes de guerre. Les cantons ne peuvent plus se permettre une politique d’émigration de soldats mercantile et disparate. A force de s’offrir au plus offrant, certains seigneurs de guerre prennent des risques inconsidérés qui nuisent à la réputation commune. Sur fond de conflits religieux, les cantons vont alors peu à peu apprendre à coordonner leurs engagements internationaux et à les formaliser. Loin de s’arrêter sur la plaine italienne de Marignan, les mercenaires suisses seront au service de la France jusqu’à la fin du 18è siècle, une pratique ancrée dans un accord international en bonne et due forme (de 1521 à 1777).
Le sens de l’opportunité des différents émissaires suisses – et ce qu’il faut de chance – fera merveille au congrès de Vienne (1815). Les frontières cantonales imposées par Napoléon – qui occupait la Suisse quinze ans auparavant, ne l’oublions pas ! – seront ancrées dans les accords de droit international qui esquisse la Suisse moderne. Comment réagir lorsque sa propre existence est imposée par d’autres, qui plus est avec la nécessité de rester neutre ? Les Suisses auraient pu se lamenter, ils vont réussir à exploiter la marge de manœuvre de leur position pour établir les fondements d’un ordre libéral prospère.
Paradoxalement, l’opportunisme politique et économique des Suisses est mis à l’épreuve par la fin de la Deuxième guerre mondiale en 1945. Exploitant leur statut de neutre au-delà du défendable, les Confédérés sont bousculés par les Alliés et sommés de rendre des comptes. Comment peut-on repousser les réfugiés juifs, faire de juteuses affaires avec le Reich et ne pas participer à l’effort des Alliés ? A nouveau, leur intelligence de situation leur permet de plier l’échine, de faire amende honorable et de retrouver une place au soleil dans la guerre froide qui s’annonce.
Veut-on voir la Suisse et son histoire comme une petite marmotte qui se cache de ses voisins pour entretenir un bonheur paisible dans la tiédeur d’une cachette alpine ? Ou veut-on défendre l’idée d’une Suisse habile et opportuniste, parfois un peu retors, mais parfaitement capable de construire et de coopérer avec ses voisins ? En cette année historique, la réponse coule de source(s). Il faut rendre honneur à nos prédécesseurs pour avoir entrainé au fil des siècles cette capacité à se frotter aux contraintes et à en tirer des leçons. En 2015, nous fêterons une Suisse dont l’histoire est profondément « transnationale », consciente de ses forces à la lumière de cette histoire et suffisamment agile pour les mobiliser au service d’un monde plus juste, pour elle et ses « partenaires ».