Avez-vous déjà abordé l’été comme un moment précieux de jachère intellectuelle ? Durant quelques semaines, le cerveau se débranche des activités du quotidien pour se porter sur de nouveaux rivages. Qu’importe de s’étendre sur une plage ou de traverser sac à dos la forêt amazonienne, l’essentiel se trouve dans la mise au repos de notre cortex. Par analogie avec les champs laissés au repos pour améliorer leur rendement, les intérêts habituels sont relégués à l’arrière-plan pour favoriser le processus de régénération.
La lecture facilite à plein le processus de jachère intellectuelle. Mieux que (presque) toutes les activités, elle permet cette prise de recul si salvatrice pour la capacité créative. Etendu sur l’une des plus belles plages d’Europe – que je ne citerai pas pour éviter jalousies et emportements chauvins – j’ai parcouru Orlando, ouvrage publié en 1928 par Virginia Woolf (1882-1941). L’auteure de l’inoubliable Une chambre à soi (1929) y compte les aventures d’Orlando, jeune et richissime personnage qui traverse trois époques sans connaître le passage du temps. Toujours en pleine beauté, Orlando s’adonne à ses passions tout en parcourant l’histoire de l’Angleterre et de l’Europe. A travers les siècles, il se rêve écrivain et interroge sans relâche ce qui permet de distinguer une vraie œuvre littéraire d’un bavardage contemporain.
Scandaleux pour une époque trop prude, Woolf transforme son personnage principal en femme. Sans rien oublier de son passé de gentilhomme, Orlando troque ses attributs masculins contre la beauté du sexe dit faible. Woolf instille alors ses piques à l’encontre de la condition féminine, symbolisée par ces vêtements qui empêchent de se mouvoir. « La peste de ces jupes ! Pourrais-je sauter par-dessus bord et nager, habillée comme je suis ? Evidemment non. Il me faudrait donc m’en remettre à la protection d’un matelot. » Bloquée dans sa robe comme dans son ascension sociale, Orlando tente de joindre ses souvenirs d’hommes à ses expériences de femmes. Les images se font androgynes et le lecteur est emmené avec poésie et fermeté dans cette espace fait d’entre-deux. Un lieu où les ombres ne se distinguent plus clairement de la lumière.
De retour à Zurich en ce début août, je suis projeté dans la Street Parade et ses apparitions surnaturelles. Devant moi, deux belles créatures aux fesses musclées dandinent sur les rythmes électroniques. Ces Orlando modernes réitèrent l’invitation que Woolf avait formulée : entre et au-delà des sexes s’ouvre un monde composé de surprises et d’étonnement. Les convictions et les catégories les plus fondamentales s’y trouvent remises en question. L’espace d’un instant, le cerveau doit lutter pour faire entrer ce qu’il perçoit dans les modestes tiroirs préparés pour lui. L’effort surprend, trouble, repose. Une judicieuse jachère pour l'esprit.