Libre-échange avec la Chine: le prix de la cohérence?

Tant pour les politiciens que pour les organisations de défense des droits de l’homme, la ratification de l’accord de libre-échange avec la Chine est un sujet ingrat. Ingrat car la Chine est le pays des superlatifs économiques et la Suisse entend bien profiter de l’accord qu’elle est parvenue à conclure avec celle qui deviendra bientôt la première économie du monde. Personne dans le débat – y compris dans les ONG – ne remet frontalement en question l’idée que les échanges internationaux signifient, à long terme, une amélioration du niveau de vie des différents partenaires. Mais les conditions de ces échanges internationaux posent de nombreux défis. Sous l’angle de l’engagement suisse pour les droits de l’homme (Art. 54 de la Constitution), la ratification de l’accord avec la Chine pose aux parlementaires fédéraux un double défi de cohérence.

Le premier de ces défis a trait aux autres accords conclus par la Suisse, seule ou en partenariat avec les pays de l’AELE. A titre d’exemple, on prendra l’accord des pays de l’AELE avec la Bosnie-Herzégovine de juin 2013. Les différences sautent rapidement aux yeux. Premièrement, le préambule de cet accord réaffirme avec force les valeurs de démocratie,  d’Etat de droit, de droits de l’homme et de liberté. Il mentionne explicitement les obligations découlant du droit international, notamment en matière de droits du travail (OIT)1. Deuxièmement, les objectifs de l’accord rappellent de manière très claire que l’accord est fondé sur l’économie de marché et le respect des principes démocratiques et des droits de l’homme2.

En comparaison, l’accord de libre-échange avec la Chine ne contient dans son préambule qu’un appel à respecter les engagements pris au titre de la Charte des Nations Unies et des normes fondamentales des relations internationales3. Les objectifs contiennent exactement la même phrase que l’accord avec la Bosnie-Herzégovine sur les économies de marché mais sans mention des droits de l’homme et principes démocratiques4.

Certes, la Chine n’est pas la Bosnie-Herzégovine. Mais pour un parlementaire fédéral chargé d’accepter ou non un accord de libre-échange engageant la Suisse – dont les valeurs et les principes fondamentaux n’ont pas changé entre le 24 juin 2013 et le 6 juillet 2013 – comment justifier ces différences ? Sur des questions aussi fondamentales, est-il normal que la Suisse navigue à vue, au gré des résultats de négociations ? Si oui, où se trouve la ligne à ne pas franchir en matière de cohérence avec ses propres valeurs ?

Le deuxième défi de cohérence a trait aux accords similaires conclus par l’Union européenne, dont la pratique sur la question des droits de l’homme est beaucoup plus affirmée. Les accords signés par l’UE contiennent systématiquement une mention claire des engagements pris en termes de droits de l’homme, une clause générale sur leur caractère essentiel et surtout une clause indiquant les conséquences du non-respect de la clause principale. Ce point est essentiel. Cette pratique force les parties à s’entendre sur les conséquences éventuelles d’un non-respect des engagements pris mutuellement.

Dans la défense des droits de l’homme, l’UE est un allié naturel de la Suisse. Les deux communautés partagent les mêmes valeurs et principes. Les intérêts économiques justifient-ils de mettre en danger la cohérence d’une position commune quant à la pertinence des droits de l’homme (level playing field) ? La Suisse peut-elle se permettre de porter la responsabilité d’engager une course vers la protection la plus faible (race to the bottom) ?

Comme l’a montré un papier de discussion du foraus – Forum de politique étrangère, ces deux défis de cohérence interrogent le rapport entre les valeurs et principes de la Suisse et la poursuite de ses intérêts économiques. La question se heurte à la force politique brute qui s’exprime dans les négociations. Il est normal que les négociations avec des partenaires distincts produisent des résultats distincts. Néanmoins, pour nos parlementaires fédéraux, la question se pose en ce sens : jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Il en va de la cohérence envers nos propres valeurs, mais également envers nos partenaires. En acceptant de baisser les standards que nous avions nous-même fixés pour l’accord avec la Chine, serons-nous encore crédibles dans une nouvelle négociation, par exemple dans celle que nous menons avec l’Algérie ?  Au sein de la communauté internationale et plus spécialement avec nos partenaires naturels, serons-nous crédibles en défendant les droits de l’homme ici, puis en acceptant des standards affaiblis là?

1. En anglais dans le texte de l’accord: “Reaffirming their commitment to democracy, the rule of law, human rights and fundamental freedoms in accordance with their obligations under international law, including as set out in the United Nations Charter and the Universal Declaration of Human Rights” et plus loin “Recalling their rights and obligations under multilateral environmental agreements to which they are party, and the respect for the fundamental principles and rights at work, including the principles set out in the relevant International Labour Organisation Conventions to which they are a party”. Il est intéressant de noter que les memes propos figurent dans le préambule de l’accord de libre-échange entre l’AELE et Hong Kong (2012).

2. "The objectives of this Agreement, which is based on trade relations between market economies and on the respect of democratic principles and human rights are […]"

3. "Commited to the promotion of prosperity, democracy, social progress and harmony and to uphold freedom, equality, justice and the rule of law, reaffirming their commitment to the Charter of the United Nations and fundamental norms of international relations".

4. "The objectives of this Agreement, which is based on trade relations between market economies are […]"

A lire aussi

La Chine va assouplir la politique de l'enfant unique et abolir les camps de rééducation (15 novembre 2013)

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)