1-12: la passion de l’égalité

Les opposants à l’initiative « 1-12 » se battent à coups de chiffres. A première vue porteuse, la stratégie s’expose néanmoins à deux difficultés. Elle repose premièrement sur une projection empirique contestable : les fameuses batailles de chiffres où tout et son contraire semblent possibles. Deuxièmement, si les initiants parviennent à rendre crédibles qu' « 1-12 » ne nuit pas aux assurances sociales et à l'économie, les opposants se retrouveraient alors comme le roi : nus. Il faut donc relever le défi lancé par les initiants et s’attaquer aux intuitions morales qu’ils cherchent à actionner. De manière schématique, deux intuitions principales sont à l’œuvre : celle touchant au « 1 » et celle touchant au « 12 ».

Deux intuitions morales

L’intuition touchant au « 1 » a trait au niveau de subsistance absolue que chacun devrait pouvoir atteindre, par ses propres moyens ou grâce à l’aide de la communauté, afin de lui garantir une existence digne. Ses ennemis sont la pauvreté, l’exclusion sociale, les working poors. Cette intuition est très puissante car elle touche directement à la conviction qu’une société aussi avancée que la nôtre – sur le plan matériel comme sur le plan des principes – ne devrait pas permettre à quelqu’un de tomber sous un certain seuil de dignité.

L’intuition touchant au « 12 » est moins claire. C’est celle qui nous fait dire, sur la base d’un sentiment d’injustice ou d’une pointe de jalousie, que certains gagnent simplement « trop », qu’il y a de l’ « abus » et qu’il faut « en finir » au plus vite. Ici, il n’est pas question de niveau absolu de richesse ou de pauvreté, mais bien d’une comparaison entre ce que gagne un employé et un patron.

Comment tester nos réactions face à deux intuitions ? Imaginons que grâce à la baguette magique que tous les chroniqueurs possèdent, chacun soit assuré de gagner 4500.- par mois et d’ainsi pouvoir vivre dignement. Le salaire d’un Vasella nous paraitrait-il toujours aussi choquant ? Serait-il plus choquant dans une Suisse où la moitié de la population gagnait moins de 2500.- par mois ?  

Réagissant à cet exemple, j’ai l’impression que bon nombre de concitoyens sont enclins à voter « oui » à l’initiative « 1-12 » car ils sont à juste titre choqués que tout le monde ne puisse pas vivre dignement de son travail (le « 1 »). A ce titre, il importerait donc de se battre pour que l’exercice d’un travail permette de vivre dignement et que le filet social reste une véritable protection contre la pauvreté. Mais si tel est l’objectif – crucial ! – alors l’initiative « 1-12 » manque sa cible, ne permettant pas ou à trop de frais de faire avancer la cause du « 1 ».

Mais d’autres concitoyens souhaitent peut-être tout simplement limiter les hauts salaires (le « 12 »), indépendamment de savoir si la partie la plus faible de la population pourrait en profiter. Les opposants à l’initiative répondent systématiquement à cette question en évoquant deux arguments. Premièrement, ils avancent qu’en cas de limitation, les entreprises et leurs managers fuiraient à l’étranger. L’argument m’apparaît peu solide sur le plan intellectuel et incertain sur le plan empirique. Deuxièmement, certains tentent de montrer que les dirigeants « méritent » ces rémunérations. En toute honnêteté, l’argument du « mérite » paraît pour le moins discutable.

Au cœur de l’argument : la liberté individuelle

Le cœur de l’argument contre une limitation des hauts salaires se trouve dans la valeur de liberté individuelle et dans la distinction entre critique justifiée et contraintes légales. Sur le premier point, derrière le choix de payer x milliers/millions de francs une personne se cache la volonté d’un individu agissant en tant que propriétaire (une personne seule dans une PME, un groupe d’associés ou une assemblée générale d’actionnaires). Il en va de la liberté d’un propriétaire de réaliser des choix stratégiques pour son entreprise.  Cette liberté « économique » n’est pas une liberté d’un type étrange et mystérieux : c’est une partie essentielle de ma liberté individuelle, celle qui me permet de choisir librement mes opinions, de faire le métier que j’ai choisi et de boire plus volontiers un vin valaisan qu’un vaudois.

Imaginons que je touche un héritage de 10 millions de ma vieille tante américaine et que je décide de monter une entreprise avec deux employés. J’engage une cheffe et un secrétaire pour une durée totale d’une année. Je décide de payer le secrétaire 10'000.- par mois et de verser les quelques 9 millions et des poussières à la cheffe. Ce choix est certainement stupide et complètement irrationnel. Mais c’est mon choix, l’expression de ma liberté de propriétaire.

Cet élément fait écho au deuxième point évoqué plus haut: la distinction entre critique justifiée et contraintes légales. Le fait que mon choix soit stupide et critiquable fournit-il une raison suffisante pour m’interdire de choisir comment employer mes 10 millions ? Transposé à la réalité: on peut et on doit certainement critiquer le choix des propriétaires de Novartis de payer Vasella dans de telles proportions. Il est souhaitable que sa rémunération soit l’objet de nos critiques et de notre courroux de consommateurs. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour l’interdire légalement. Dans ce cas, il n’y a pas d’inconsistance à refuser d’interdire tout en critiquant vertement.

Mais un propriétaire pourrait-il alors simplement décider de payer ses employés 5.-/heure, arguant qu'il s'agit de sa liberté? Par contraste avec le cas de la limite supérieure, la valeur de liberté entre directement en conflit avec la valeur de dignité exposée plus haut. Le point essentiel semble être que le « 1 » (le secrétaire dans mon exemple) gagne suffisamment pour vivre dignement et que la nécessité d’assurer cette dignité justifie des interventions plus musclées que dans le cas des hauts salaires. L’une de ces interventions consiste dans la progressivité de l’impôt. Le revenu de Vasella doit être taxé de manière progressive, permettant d’assurer une redistribution juste et équitable des ressources et le maintien d’un solide filet de protection sociale (le « 1 »).

Bis repetita : une limite aux différences de salaires ?

Notre analyse a établi que la valeur de liberté devrait plus facilement céder sa place dans le cas des très bas salaires (le « 1 »), alors qu’elle devait être considérée prioritaire vis-à-vis du « 12 ». Reste tout de même une difficulté. Même dans l'exemple hypothétique d'une Suisse où tous peuvent vivre dignement, il semble exister une limite à la différence relative entre les salaires. Passé cette limite qu’on exprime souvent en termes de « cohérence de société », le vivre-ensemble s’effondrerait. Admettons qu’il soit plausible que cette limite existe quelque part, à un point qu’il est (extrêmement) difficile de définir. Toutefois, reconnaître que cette limite existe ne résout pas notre difficulté.  

Premièrement, le fait que cette limite existe ne fait pas disparaître la pertinence de la valeur de liberté. On se trouve dans un conflit de valeurs où la liberté s’oppose à la valeur de cohérence d’une société. La solution ne passe pas par le sacrifice d’une des valeurs, mais par une solution ménageant les valeurs reconnues comme importantes. L’aspect mécanique de « 1-12 » manque ici totalement la cible. A l'image de l'idée avancée par le philosophe John Rawls (1921-2002) dans sa Théorie de la justice (1971), il serait intéressant de chercher à lier la légitimité des inégalités économiques (les "12") à la défense des intérêts des plus faibles (les "1").

Deuxièmement, et c’est le plus central, le combat pour la cohérence et le vivre-ensemble ne se gagne pas avec une limitation des hauts salaires. Il se gagne bien plus dans le combat pour une véritable égalité citoyenne. Chacun doit être reconnu et défendu comme personne et comme citoyen. Le plus petit des « 1 » doit pouvoir regarder dans les yeux les autres membres de la société et les considérer comme des égaux, même les plus grands « 12 ».

Cette égalité citoyenne peut être défendue de multiples façons. Elle devrait d’une part être garantie par le maintien d’un Etat social fort basé sur un mécanisme de taxation et de redistribution. D’autre part, elle devrait être sauvegardée en régulant l’influence de l’argent sur les mécanismes de décisions politiques. A titre d’exemple, de trop hauts salaires deviennent un danger s’ils permettent d’acquérir un pouvoir qui ronge les fondements de notre démocratie. Plutôt que de chercher à plafonner arbitrairement les salaires, cherchons à assurer la transparence du financement des partis et la lutte contre la corruption.

Au final, l’initiative « 1-12 » peut être interprétée comme se concentrant sur le « 1 » : un objectif louable, mais une réponse inadaptée. Préférons-lui un Etat social fort et un système de taxation-redistribution équitable. L’initiative peut aussi être lue en se concentrant sur le « 12 » : la défense de la valeur « liberté », essentielle pour chacun d’entre nous, devrait alors toutefois l’emporter et d’autres manières de garantir l’égalité citoyenne devraient être favorisées.

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)