Adieu la “carapace”, vive la souveraineté “stratégique”

La Suisse a mal à sa souveraineté. La pression internationale sur sa place financière, les limites « imposées » par le droit international et l’ombre menaçante de l’Union européenne mettent la Suisse sous tension. Les politiques de tout bord appellent à un regain de fierté afin de sauver la souveraineté. Mais que faut-il exactement sauver ? Et pourquoi la souveraineté est-elle si fondamentale pour notre pays ?

La souveraineté « carapace »

Pour la majorité des décideurs politiques, la souveraineté est un ensemble de droits inaliénables de notre pays. En vrac, le droit de choisir notre politique migratoire, le droit de sauvegarder le secret bancaire ou encore le droit d’assurer la sécurité par le biais d’une armée de milice. Ces droits visent à protéger notre liberté et notre indépendance de citoyens. Face aux pression, la réaction semble couler de source : il faut défendre avec ardeur chaque parcelle de souveraineté.

Cette conception de la souveraineté n’est pas fausse, mais elle ne permet de capter qu’une partie de la valeur de la souveraineté. Elle laisse penser que la souveraineté s’apparente à une « carapace » dont on enlèverait peu à peu les écailles de protection. Au final, la Suisse risque d’être nue, soumise à tous les dangers. Statique et défensive, cette souveraineté « carapace » fonctionne à la façon d’œillères : elle nous prive des outils permettant d’améliorer la position suisse.

Les objectifs et intérêts suisses au cœur d’une nouvelle approche

Nous devons réinvestir la souveraineté avec plus de potentialités : elle doit redevenir un outil au service de la Suisse, et non une source permanente de conflits et de blocages politiques. De manière dynamique et positive, la souveraineté pourrait être définie comme la capacité de la Suisse à poursuivre ses objectifs de manière efficace. La « sauvegarde » et la « protection » de la souveraineté cèdent leur place à une lecture tournée vers l’action. L’exercice de la souveraineté vise à atteindre nos objectifs et à maximiser nos intérêts.

Cette nouvelle façon de poser les termes du débat permet de distinguer clairement entre objectifs et compétences. D’une part, elle met en avant la capacité de la Suisse à déterminer librement quels objectifs elle souhaite poursuivre. Par voie démocratique, les citoyens doivent pouvoir choisir ces objectifs en toute indépendance.  D’autre part, elle désacralise l’exercice de la souveraineté. Au gré des situations et des alliances, certaines compétences peuvent être déléguées ou partagées afin d’être mises au service des objectifs choisis. Avec cette conception, on passe d’un modèle « carapace » à un modèle de souveraineté « stratégique ».

Sur le cas de la Cour européenne des droits de l’homme, cela signifie qu’il faut distinguer entre la décision suisse de poursuivre ses objectifs en ratifiant un traité et la délégation de certaines compétences. Primo, la Suisse a librement choisi d’adhérer à la Convention car elle estimait qu’une telle décision servait son intérêt. Lorsqu’elle fait ce choix, la Suisse prend en considération ses objectifs propres et immédiats, mais vise également à plus long terme, cherchant par exemple à assurer la paix et la stabilité en Europe. Secondo, sur la base de cette décision librement prise, la Suisse choisit de déléguer certaines compétences à la Cour de Strasbourg. Elle accepte notamment son contrôle sur la base de la Convention et s’engage à mettre en œuvre ses décisions. Selon la vision de la souveraineté « carapace », la Suisse a perdu des écailles ; pour la souveraineté « stratégique », la Suisse a exercé sa souveraineté et l’a mise au service de ses objectifs.  Pour l’une, la Suisse est perdante; pour l’autre, elle s’affirme et défend ses intérêts.

Une réflexion similaire s’applique au règlement des « questions institutionnelles » avec l’UE. La Suisse a l’occasion d’accepter librement un modèle de surveillance des accords bilatéraux. Elle estime que l’accès au marché européen représente son objectif clef. La Suisse peut alors tout à fait décider de manière légitime de déléguer certaines compétences à la Cour de Luxembourg. A nouveau, elle exerce sa souveraineté de manière stratégique.

Une souveraineté « stratégique » au service d’une Suisse libre

Que nous montrent ces exemples ? Ils nous permettent tout d’abord de mettre en exergue l’élément  clef de la souveraineté : la capacité de la Suisse à poursuivre les objectifs et intérêts qu’elle souhaite.  L’essentiel, c’est donc de souligner que la Suisse doit pouvoir faire un libre choix. Corollaire de ce libre choix, la Suisse devrait pouvoir choisir de revenir en arrière et de renoncer à un engagement. Par effet miroir, ce premier point fait apparaître deux dangers pour la souveraineté « stratégique ».  Premier danger : la Suisse ne choisit pas librement, mais sous une pression telle qu’elle s’apparente à une obligation. La pression des Etats-Unis ou de l’OCDE dans les dossiers chauds du moment pourrait s’apparenter à une situation de contrainte. Dans ce cas précis, il est correcte de dire que la souveraineté suisse comme liberté de choix est menacée. Deuxième danger : les engagements choisis par la Suisse ne peuvent être dénoncés. La Suisse perd alors sa capacité de faire machine arrière.

Ces exemples ont ensuite l’avantage de montrer clairement qu’une délégation de nos compétences afin de poursuivre nos objectifs n’équivaut pas à l’abandon de notre souveraineté. Bien à l’inverse, il s’agit de l’exercice de la souveraineté dans le but de garantir nos intérêts dans des circonstances qui évoluent sans cesse. Les « menaces » sur la souveraineté n’en sont que pour ceux qui défendent la version « carapace ». Pour tous les autres, la participation de la Suisse dans différentes instances internationales ne fait que refléter l’exercice de la souveraineté « stratégique ». Grâce à elle, la Suisse choisit et défend ses intérêts avec les moyens qu’elle estime les plus efficaces.

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)