Europe et immigration : deux dossiers liés par un même destin

On savait que le dossier « immigration » pouvait provoquer quelques remous dans le dossier « Europe ». Les dernières votations sur la libre-circulation des personnes (extensions aux pays de l’Est et extension à la Bulgarie et Roumanie) avaient montré que le débat était mené sur le mode du « tout ou rien ». Sur fond de clause « guillotine », assurer la libre-circulation, c’était garantir les relations bilatérales avec l’UE.

La « fuite » au sujet des documents de négociations sur les questions institutionnelles a montré que la relation allait également dans l’autre sens : le dossier « Europe » pouvait faire du mal au dossier « immigration ». Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur ce qui pourrait paraître au premier abord un coup de malchance doublé d’une communication un peu hasardeuse. C’est le Tages Anzeiger qui a le premier révélé les contours des propositions articulées par la Suisse et l’UE pour résoudre les questions institutionnelles, principalement la question du contrôle de l’interprétation et de l’application des accords bilatéraux. Le document évoque la possibilité d’appliquer la solution non seulement aux futurs accords, mais également aux accords existants. Une fois passé toutes ses conjonctions, le document fait semble-t-il références aux implications pratiques que pourrait avoir la solution retenue. C’est à ce moment là – après trois « si…si…si… » et autant d’occasions de mettre Berne et Bruxelles en bouteilles – que la question de la Directive citoyen et de son « tourisme » de l’Etat social apparaît.   

Pourquoi considérer que cet événement somme toute assez banal a-t-il fait du tort au dossier « immigration » ? La raison principale tient à la sensibilité de la question migratoire et à une certaine attitude face au monde politique. Alors que trois votations décisives pour la Suisse se profilent, cet imbroglio politico-médiatique va permettre d’associer libre-circulation et tourisme de masse sur les assurances sociales suisses. Rien de nouveau sous le soleil à strictement parler – sauf que cette fois-ci, le lien passe par un document officiel, objet de négociations entre la Suisse et l’UE. Et tant pis si le lien est hypothétique, distendu et même carrément faux, il existe. Et il existera politiquement au moment de débattre de l’avenir de la libre-circulation. Combien de rencontres dans les cafés et les salles communales de ce pays se termineront par une menace prononcée sur un ton prophétique : « De toutes façons, Berne a déjà prévu le reste. Tous les Européens vont débarquer et piller nos assurances sociales. » Je parierais volontiers que certains ténors de l’UDC ou d’Ecopop ont débouché une bonne cuvé pour fêter ce soutien inattendu. 

Quelles leçons faut-il tenir de cet « accident de parcours » ? Premièrement, la confirmation que les dossiers « Europe » et « immigration » sont inséparables, et ce dans les deux sens. Deuxièmement, la nécessité pour les Conseillers fédéraux en charge de ces dossiers de coordonner leurs actions et, surtout, leur façon de communiquer. Il n’est plus possible de considérer Mme. Sommaruga parlant (seulement) d’immigration et M. Burkhalter parlant (seulement) d’Europe. Il est grand temps de développer – ou de dévoiler – une stratégie englobant les deux objets. Troisièmement, l’obligation pour les partis politique d’adapter leur façon d’approcher ces deux dossiers. La « Schadensfreude » à l’égard de l’UE ne peut pas coexister longtemps avec une théorie de l’ « ouverture » à la libre-circulation. A défaut d’adopter une position cohérente, les dossiers pourraient lourdement chuter.

Johan Rochel

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)