Les Europes de Didier Burkhalter

Comme le relevait Denis S. Miéville dans la presse dominicale, le premier discours d’envergure de politique européenne de Didier Burkhalter est passé largement inaperçu en Suisse romande. Prononcé en avril à l’occasion du Forum européen de Lucerne – l’une des rencontres les plus importantes pour tous les acteurs liés et/ou intéressés par les questions de politiques européenne – ce discours a posé les axes que le Conseiller fédéral souhaite poursuivre dans nos relations avec l’Europe. Alors que des décisions importantes dans le dossier européen sont imminentes, il vaut la peine de s’intéresser à ce discours pour ce qu’il traduit de la vision de Didier Burkhalter.

A mon sens, le point le plus important du discours se trouve être, paradoxalement, le relatif retrait de l’Union européenne (UE). Didier Burkhalter considère les défis du continent européen, à savoir tout ce qu’il convient d’intégrer dans le « projet européen ». Ce projet comprend bien sûr l’UE, mais il englobe également le Conseil de l’Europe et sa Convention européenne des droits de l’homme ou encore l’AELE. Au-delà des institutions et des accords internationaux, les valeurs européennes forment le socle intangible du projet. Selon les mots du Conseiller fédéral, ce projet européen repose sur deux idées fondamentales : une Europe capable d’agir et de s’engager pour les valeurs qui sont les siennes et une Europe de la diversité, consciente que son salut passe par la reconnaissance de sa pluralité.

Quelles implications pour la politique européenne suisse? L’idée revient avec force tout au long du discours : la Suisse est une partie intégrante de ce projet européen, de ces Europes des droits et des valeurs. Clairement, « la politique européenne suisse est plus qu’une politique centrée sur l’UE » [Europapolitik ist für die Schweiz mehr als nur EU-Politik].  Sur le plan de politique intérieure, cette vision d’un projet européen multidimensionnel – nota bene la seule vision qui tienne la route – permet d’éviter de focaliser toute l’attention sur l’UE et sur le récif politique d’une hypothétique adhésion. Cette vision élargie a l’avantage de rappeler que la Suisse n’est pas seule à chercher sa place dans ces Europes. La Norvège, mais également la Turquie ou même la Russie sont des pays proprement européens dans cette vision. Pour qui veut bien les chercher au bon endroit, la Suisse a donc des alliés potentiels au moment de négocier son intégration institutionnelle dans ses différentes dimensions du projet européen.

Les esprits chagrins tenteront de dénoncer une tentative de noyer le poisson de l’UE dans la mer européenne. Rien n’est plus faux et il est essentiel de redonner une version correcte des multiples acteurs en présence. Combien de citoyens confondent la Cour de justice de l’Union européenne (sise à Luxembourg) avec la Cour européenne des droits de l’homme (Strasbourg) ? Combien de fois lit-on simplement « la Cour européenne » ? Rendre au projet européen sa profondeur est devenu une mission politique de la plus haute importance. Les votations populaires à venir sanctionneront sa réussite ou son échec.

Néanmoins, et le discours de Didier Burkhalter le rappelle avec toute la clarté nécessaire, l’UE reste le partenaire privilégié de la Suisse. La Suisse se doit de tout mettre en oeuvre pour poursuivre de bonnes relations avec l’UE, assurant en priorité le meilleur accès possible au marché commun. Le Conseiller fédéral explique à ce titre qu’il faudra payer « un prix institutionnel » pour la « rénovation » de la voie bilatérale. Ce prix, c’est la résolution des délicates « questions institutionnelles » réglant les modalités d’application et de surveillance des accords entre la Suisse et l’UE. Les données de l’équation sont connues et les négociations au niveau technique devraient bientôt aboutir. La marmite politique commence à frémir. Dans ce contexte, la façon dont Didier Burkhalter pose les termes du débat offre d’intéressants éléments de réflexion.  

En matière de politique intérieure, le discours de Didier Burkhalter tente de rappeler deux fondamentaux. Premièrement, il explique que des négociations internationales de ce genre sont un échange : les partenaires « exigent » et « donnent » jusqu’à l’obtention d’une solution satisfaisante. La phrase choque par sa banalité et reflète l'état de la discussion politique. Il importe de prendre conscience que le climat de suspicion généralisée à l’égard de nos élus en matière européenne oblige un Conseiller fédéral à consacrer une partie de son discours programmatique à rappeler qu’une négociation, c’est donner et recevoir.

Deuxièmement, Didier Burkhalter tente avec intelligence de regagner du terrain sémantique en contestant une certaine vision de la souveraineté qui tend à s’imposer. Il rappelle ainsi fort à propos que la souveraineté, ce n’est pas de refuser tout compromis et d’avoir l’impression de s’être « soumis » à ses partenaires de négociations. Bien à l’inverse, la souveraineté renvoie à la capacité de la Suisse de prendre les bonnes décisions pour assurer sa prospérité et son indépendance. Deux valeurs qui ne peuvent être réalisées que dans une relation satisfaisante avec l’UE.  

Finalement, il est intéressant de noter que Didier Burkhalter lie la rénovation de la voie bilatérale à la question de la libre circulation des personnes. Cette libre circulation serait ainsi l’une « des clefs importantes pour le maintien de la voie bilatérale » [ein wichtiger Schlüssel zur Sicherung des bilateralen Wegs]. Le sujet est bien entendu brûlant en politique intérieure. Néanmoins, se pourrait-il que Didier Burkhalter évoque ce sujet pour signaler à l’UE que cette libre circulation serait une carotte de choix lorsque les négociations deviendront serrées ? Ou souhaite-il envoyer un appel au calme après l’activation de la clause de sauvegarde ? De manière intéressante, le Tages Anzeiger évoque aujourd’hui que les négociations sur les questions institutionnelles pourraient, au final, ne pas se limiter aux nouveaux traités mais également toucher aux traités existants et à leur interprétation. Amusant : l’accord qui serait alors le plus sensible en raison des différences entre la pratique européenne et la pratique suisse serait…la libre circulation des personnes. En clair: l'accord de libre circulation des personnes deviendrait un élément clef du débat sur les questions institutionnelles. Un véritable tapis dans une partie de poker où la Suisse jour gros. Décidément, les semaines à venir s’annoncent passionnantes.

Johan Rochel

 

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)