Coup sur coup, des jugements du Tribunal fédéral et de la Cour européenne des droits de l’homme déclarent disproportionné le renvoi d’un étranger condamné pour trafic de drogue. L’initiative « moutons noirs » est-elle restée lettre morte ? Et surtout, l’initiative pour le renvoi II – « de mise en œuvre » – aurait-elle abouti à un résultat différent ?
Le débat sur le renvoi des étrangers criminels se plaît sous les feux de la rampe. Dans un arrêt rendu public en février, le Tribunal fédéral a jugé disproportionné le renvoi d’un jeune Macédonien condamné pour trafic de drogue. Les juges de Mon-Repos ont rappelé que le principe de proportionnalité, principe cardinal de l’action de l’Etat, devait être appliqué et que l’automatisme souhaité par les pourfendeurs de moutons noirs n’avait pas cours. Recourant elle aussi au principe de proportionnalité, la Cour européenne des droits de l’homme a décidé mi-avril qu’un Nigérian condamné pour trafic de drogue devait pouvoir rester en Suisse. D’après les juges internationaux – dont la juge suisse Mme. Helen Keller – ses liens avec la Suisse, notamment ses enfants, pèsent plus lourd que l’intérêt du pays de le renvoyer.
La prochaine bataille : l’initiative de mise en œuvre
Ces deux arrêts ont provoqué de nombreuses réactions allergiques, un ancien conseiller fédéral dénonçant même un « coup d’Etat silencieux » par les juges fédéraux. Par le biais d’une deuxième initiative « pour la mise en œuvre », déposée avec plus de 150'000 signatures valides, les initiants veulent amener le peuple suisse à changer une nouvelle fois la Constitution pour faire entrer en force leur lecture de la première initiative. Au cœur de la nouvelle mouture, un catalogue précis des délits menant au renvoi et le caractère automatique de ce dernier.
Et pourtant, l’acceptation de l’initiative de « mise en œuvre » changerait-elle la donne ? Pour répondre à cette question, il faut mettre à jour la stratégie choisie par les juges fédéraux dans leurs réflexions. De manière centrale, les juges fondent leur décision sur le principe fondamental de proportionnalité. En filigrane apparaît alors la première leçon pour les initiants et les citoyens : accepter une nouvelle norme constitutionnelle ne signifie pas mettre hors circuit le reste de la Constitution. Au moment d’appliquer des normes en conflit (proportionnalité et « automatisme » du renvoi), la délicate mission d’interpréter l’ensemble de la Constitution de manière cohérente revient aux juges.
Toutefois, les juges n’excluent pas la possibilité d’un tel automatisme. Ils la soumettent toutefois à une condition de clarté. Il aurait ainsi fallu que le texte de l’initiative revendique clairement une priorité sur le principe de proportionnalité. D’un point de vue démocratique, cette condition de clarté est à saluer. Il sera au moins écrit noir sur blanc à quoi les citoyens s’engagent en soutenant une telle initiative. Cette deuxième leçon n’est certainement pas tombée dans l’oreille d’un initiant sourd : les prochaines initiatives qui cherchent ouvertement le conflit avec les « grands principes » contiendront systématiquement une telle revendication de priorité.
Et le droit international ?
Et que dire de la confrontation que les initiants cherchent à exploiter entre la Suisse et un droit international présenté comme une limite à la marge de manœuvre des citoyens ? L’initiative de « mise en œuvre » stipule clairement que « les dispositions qui régissent l'expulsion du territoire suisse et leurs modalités d'exécution priment les normes du droit international qui ne sont pas impératives ». Objectif avoué des initiants : mettre la Convention européenne des droits de l’homme hors service. Toutefois, cette formulation manque doublement sa cible. Premièrement, à l’exemple du cas du jeune Macédonien, la décision des juges fédéraux ne se fonde pas sur le droit international, mais sur les principes fondamentaux de la Constitution suisse : nos principes, acceptés par le peuple en 1999. Deuxièmement, l’initiative n’empêchera pas une personne de relayer son cas à Strasbourg et d’obtenir, comme dans le cas du Nigérian, une condamnation de la Suisse. Restera à la Suisse de savoir si elle veut dénoncer la Convention et rejoindre la dictature biélorusse comme seul Etat européen non-partie.
Dans l’arrêt qui nous occupe, les juges du TF évoquent la priorité possible entre différentes normes de la Constitution, mais ils ne traitent pas de la possibilité d’une priorité sur le droit international applicable. Le relatif silence des juges peut être interprété comme une retenue tactique, visant à ne pas préjuger du débat politique qui se poursuit. Au final, il n’est notamment pas exclu que les juges souhaitent distinguer entre différentes normes de droit international, accordant plus de poids à la protection des droits de l’homme (par ex. la Convention européenne des droits de l’homme) qu’aux traités de droit international général (par ex. l’accord de libre circulation). Cette approche aurait l’avantage de mettre l’accent sur la protection des libertés individuelles, que celles-ci relèvent de notre Constitution ou de nos engagements internationaux touchant aux droits de l’homme. Par contre, le droit international général, à l’exemple de la libre circulation avec l’UE, pourrait être remis en jeu par les citoyens.
Dans ce débat à plusieurs voix – populaire, judiciaire, parlementaire – les citoyens sont appelés à donner leur avis par le biais de la votation sur l’initiative de « mise en œuvre ». Néanmoins, l’arrêt du Tribunal fédéral laisse apparaître que ses effets concrets seront très faibles. Le principe de proportionnalité est un principe essentiel de la Constitution et l’initiative, telle qu’elle est formulée, ne saurait remettre en question son importance fondamentale. Gageons que les initiants, prenant acte, se mettront bientôt à l’ouvrage pour le troisième épisode de la trilogie moutons noirs. Afin d’aller au bout de leur funeste projet, ils exigeront alors un automatisme du renvoi ayant priorité sur le droit international applicable et sur les autres normes de la Constitution.
Johan Rochel