Renvoi des criminels étrangers : comprendre Strasbourg pour mieux protéger nos libertés

Le Conseiller national zurichois Hans Fehr (UDC) ne manque jamais une occasion de dénoncer l’emprise des juges « étrangers » sur la Suisse. Je fais volontiers le pari qu’il a dû se frotter les mains en apprenant, le 16 avril dernier, que la Suisse avait été condamnée à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Quelques minutes plus tard, il déclarait aux médias qu’il était temps que la Suisse dénonce la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et retrouve sa pleine souveraineté en matière d’expulsion d’étrangers criminels.

Dans le cas qui nous intéresse, les autorités suisses avaient décidé de renvoyer un Nigérian d’une quarantaine d’année condamné pour trafic de drogue. Cette décision avait été confirmée par le Tribunal fédéral. S'estimant lésé, l’homme s’est alors tourné vers Strasbourg en faisant valoir que la décision suisse violait son droit au respect de sa vie familiale (article 8 CEDH). Les 7 juges internationaux – y.c. la juge suisse Mme. Helen Keller – ont alors apprécié les différents éléments en présence, tentant de trouver un juste équilibre entre l’intérêt de la Suisse de renvoyer une personne jugée dangereuse (trafic de drogue), l’intérêt du Nigérian de rester en Suisse (notamment pour ses filles), et l’intérêt des enfants de grandir « avec » leur père. Au final, les juges ont décidé à 5 contre 2 que le renvoi serait disproportionné.

Que nous apprend ce jugement sur la valeur de la Convention européenne des droits de l’homme ? Premièrement, il rappelle le principe unique qui sous-tend la Convention : une personne soumise à la juridiction d’un Etat peut se retourner contre cet Etat et faire valoir ses droits. L’Etat n’est plus le seul maître à bord et les individus soumis à son autorité ont une opportunité d’exiger jugement et réparation. On ne souligne jamais assez l’amélioration des libertés que représente ce mécanisme unique. La CEDH est un outil au service des libertés individuelles de tous, citoyens comme étrangers, et elle fonctionne comme protection contre les abus de pouvoir étatiques.

Deuxièmement, ce jugement confirme que les questions décidées à Strasbourg sont difficiles et, systématiquement, très controversées. Comme dans ce cas d'expulsion, trouver un juste équilibre entre les différents intérêts est une tâche ardue, qui prête sans cesse le flanc à la critique. N’aurait-on pas dû décider autrement ? Même parmi les juges, le débat est difficile. Il suffit de lire les opinions dissidents des deux juges qui considéraient le renvoi proportionné pour s’en rendre compte. Attention toutefois: il serait très dangereux de remettre en question l’entier du système parce que, dans un cas comme celui-ci, on estime que les juges ont manqué un juste équilibre.

Troisièmement, la décision trouve un écho tout particulier dans les discussions sur la mise en œuvre de l’initiative « moutons noirs ». Les réactions à ce genre de jugements montrent la relative faiblesse du soutien politique pour la CEDH. Trop de personnes convaincues de sa valeur la considèrent – parfois naïvement – comme intouchable. Pourtant, l’idée de dénoncer la Convention n’est plus taboue et de nombreux politiciens réclament plus ou moins clairement ce pas funeste. Inlassablement, il faut rappeler que la Convention européenne des droits de l’homme est une protection de l’individu contre l’Etat, une meilleure sauvegarde des libertés contre l’arbitraire, une victoire des valeurs que la Suisse incarne contre les absolutismes. La Suisse ne devrait en aucun cas rejoindre la Biélorussie et sa triste dictature, seul pays européen qui ne soit pas partie à la Convention.

Johan Rochel

 

 

 

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)