La fabrique du corps humain

Les féministes et leur nombril : cinquante ans d’une rhétorique conservatrice.

(Lausanne, Place de la Riponne, le 14 juin 2020)

La grève féministe du 14 juin dernier n’a pas manqué de faire réagir la présidente des femmes UDC romandes : « Le drapeau des néo-féministes serait bien davantage révélateur de leur état d’esprit et de leurs préoccupations s’il arborait un nombril plutôt qu’un poing levé » [i]. Autrement dit, les militantes féministes actuelles ne se préoccuperaient que de leur petite personne. Une rhétorique presque aussi vieille que les luttes féministes, que j’examine ici sous l’angle du narcissisme et du genre.

Une nostalgie pour le « vrai » féminisme

Remontons un peu en arrière. Il y a un quart de siècle, la journaliste Ginia Bellafante écrit dans le Times un article au titre évocateur : « Feminism : It’s all about me ! ». Le chapeau de l’article ne laisse pas vraiment de doute sur la nature de ses sentiments envers les féministes de son époque : « Want to know what today’s chic young feminist thinkers care about ? Theirs bodies, Themselves ! »[ii]. L’article vise essentiellement les pseudoféministes de son époque, plus intéressées selon elle par leur propre corps que par la cause féminine, contrairement aux vraies militantes des années 60 et 70, qui auraient su transformer ce qui relevait de la vie privée des femmes en affaire politique.

Il y a un demi-siècle, en effet, une puissante vague féministe déferle sur la société occidentale et réclame le droit pour les femmes de disposer de leur corps, exige une véritable politique menée contre les violences domestiques et le viol, et remet en question les normes sociales et culturelles de la société patriarcale.

Et pourtant, ces revendications – qu’on peut difficilement qualifier d’égoïstes aujourd’hui – déchaînent alors une réaction conservatrice sans précédent, qui dépeint la féministe en hystérique, gouine, garçonne, mal-baisée… et narcissique. Ces réactions vont parvenir à associer à la féministe des caricatures qui auront la vie longue : l’images de la féministe brûlant un soutien-gorge (jamais avérée), ou celle de la féministe égoïste et superficielle, qui ne se préoccupe que de sa “présence sexuelle” au bureau [iii] contribueront à donner au qualificatif « féministe » un parfum de scandale.

À vrai dire, à chaque fois que les femmes se sont levées pour défendre leurs droits, il s’est trouvé des voix pour les accuser d’être les fossoyeuses de la famille, de l’amour et de la patrie, Sainte Trinité des antiféministes.

Portrait de la féministe en narcissique

Il vaut la peine de s’arrêter sur le prétendu narcissisme des féministes. Dans mon précédent article, je montrais comment le narcissisme, à ses origines, avait été étroitement associé à la femme, et comment ce diagnostic trahissait à la fois le regard objectivant de l’homme sur le corps des femmes ainsi que les normes sociales et culturelles d’une société patriarcale. Or, ce sont justement ces normes que remettent en question les féministes de la seconde vague.

Dans « La femme mystifiée » [iv], Betty Friedan déplore le reflux de la condition féminine après les avancées du début du siècle. Les femmes ont certes le droit de voter, étudier et travailler ; mais dans les faits, elles ne fréquentent les universités et les bureaux que le temps de trouver un mari. La journaliste et les féministes d’alors mettent en cause l’omniprésence dans la société des injonctions à être une bonne mère, une belle épouse et une ménagère exemplaire ; la stigmatisation des femmes qui choisissent une autre voie ; l’objectivation du corps des femmes dans la culture, l’espace public et les médias de masse.

Autrement dit, les inégalités vécues par les femmes ne sont pas uniquement provoquées par un manque d’accès aux postes à responsabilité, mais également par le fait de « vivre sa vie privée sous la surveillance d’idéaux sociaux et culturels oppressifs », pour citer Imogen Tyler, sociologue britannique qui s’est penchée sur la question qui nous intéresse [v].

La boîte à outils réactionnaire

En luttant contre les normes sociales et culturelles d’une société patriarcale, en s’attaquant à l’objectivation du corps des femmes, les féministes de la seconde vague s’en prennent frontalement aux fondements du prétendu narcissisme féminin. Les accuser de narcissisme relève donc à la fois du paradoxe et de la malhonnêteté intellectuelle.

Mais Il faut plutôt concevoir ces accusations comme une rhétorique qui a depuis lors fait son entrée dans la boîte à outils réactionnaire, aux côtés de l’hystérie. Ces diagnostics sont ressortis à chaque fois que des revendications sociales ou sociétales sont soulevées dans la communauté. Ils sont par ailleurs très complémentaires : l’hystérie – parodiée comme une gesticulation émotive sans effet – permet de montrer l’inanité des revendications, tandis que le narcissisme – vu comme un synonyme d’égoïsme – est associé à la mise en péril du reste de la société. L’inanité et la mise en péril font partie, à côté de l’effet pervers, de la triade de la rhétorique réactionnaire analysée par Albert Hirschman[vi]. L’avantage de la psychologisation des luttes est qu’elle permet de se passer d’un débat de fond. En concentrant immédiatement le débat sur le messager, on évite de devoir répondre du message.

L’exemple américain

Dans son article, la présidente des femmes UDC romandes estime que la poursuite des manifestations est un aveu d’échec : si les manifestations depuis 2019 avaient eu un quelconque effet, il n’y aurait pas eu besoin de les répéter. Un regard sur le passé nous montre que c’est au contraire au travers de luttes répétées et obstinées que les droits des femmes ont été obtenus. Et la triste actualité américaine nous confirme que ces luttes sont loin d’être gagnées face à des conservateurs prêts à sacrifier le corps des femmes pour une vision dépassée de la société.

 

Crédit photo : Gustave Deghilage, grève féministe du 14 juin 2020, Place de la Riponne. https://www.flickr.com/people/degust/

 

[i] https://blogs.letemps.ch/lucie-rochat/2022/06/13/le-neo-feminisme-ou-le-nombrilisme-porte-en-projet-politique/

[ii] Ginia Bellafante, article du Time paru le 29 juin 1998

[iii] Tom Wolfe, The me Decade and the third great awakening, https://nymag.com/news/features/45938/

[iv] Betty Friedan, la femme mystifiée, page 20

[v] Imogen Tyler, Who put the me in narcissisme, 2005, feminist theory

[vi] Albert O.Hirschman, deux siècles de rhétorique réactionnaire, 1991, Fayard, Paris

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