La fabrique du corps humain

Le pervers narcissique, bouc émissaire de la violence conjugale

Un spectre hante nos relations amoureuses : le spectre de la perversion narcissique. Désignant à l’origine un mécanisme par lequel un individu se dégage d’un vécu insupportable en le projetant sur autrui, la perversion narcissique est aujourd’hui synonyme de manipulation et de harcèlement. Volontiers employé pour décrire les auteurs de violence psychologique au sein des couples, le concept tend à psychologiser la violence conjugale et à masquer les rôles du genre et des rapports de domination au sein des relations hétérosexuelles[i].

De la mère séductrice au pervers narcissique

Psychiatre et psychanalyste, Paul-Claude Racamier (1924-1996) passe plusieurs décennies à soigner des patients souffrant de schizophrénie, notamment à travers des interventions groupales, familiales et institutionnelles. Ses travaux lui permettent d’identifier des dysfonctions relationnelles précoces entre la mère et l’enfant pouvant selon lui faire émerger une schizophrénie : la paradoxalité[ii] et la séduction narcissique[iii]. Ces modes de relations compromettraient le développement d’un moi autonome, la reconnaissance de l’altérité (l’autre est perçu comme un prolongement de soi) et le renoncement à la toute-puissance infantile. Devenue adulte, la victime, face à une angoisse, une ambivalence ou une conflictualité qui la placerait au seuil de la psychose, expulserait son vécu chez un tiers. Ce mécanisme est pervers car il instrumentalise l’autre tout en étant source de jouissance. On peut dire ainsi qu’au début de ses travaux, Racamier conçoit la perversion-narcissique comme une solution à la psychose.

Par la suite, le psychiatre constate que cette organisation psychique n’est pas réservée aux patients souffrant de schizophrénie et ce changement a son importance : alors que ses premiers écrits laissent entrevoir l’empathie qu’il porte pour ses patients, l’évolution de son discours trahit l’indignation morale qui le gagne progressivement : dans un ouvrage publié quatre ans avant sa mort, il note : « Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne[iv] ».

Le genre de la perversion narcissique

A l’origine, la perversion narcissique concerne autant la femme que l’homme. Ce serait toutefois les agissements d’une femme qui auraient inspirés les travaux de Racamier : « Rare, très rare si dans une institution de soins il ne se trouve pas une femme en coulisse (habile et bien placée) pour essayer de mettre la main sur le manche du pouvoir »[v]. En distinguant une forme féminine (la phalloïde, appelée ainsi pour ses caractéristiques castratrices) et masculine proche du narcissisme glorieux, Racamier s’éloigne de l’objectivité clinique pour friser avec les préjugés sexistes.

Aucune donnée épidémiologique n’est disponible au sujet du ratio hommes-femmes de la perversion narcissique, et ce pour deux raisons principales : tout d’abord le concept est une spécialité francophone, absente des grandes nosographies internationales et donc des études épidémiologiques. Ensuite, le pervers narcissique n’éprouve quasiment jamais le besoin de consulter : quand le diagnostic est posé, c’est donc à travers les plaintes de la victime – ce qui pose bien évidemment des questions déontologiques. Mais les successeurs de Racamier vont s’intéresser aux situations particulières dans lesquelles sévit le pervers : le travail, la famille, et surtout le couple : lieux ou le rapport de domination est plutôt en faveur des hommes.

A la fin des années deux-mille, une intense médiatisation contribue à faire émerger dans l’espace public la figure repoussoir et masculine du pervers narcissique, manipulateur et harceleur, jouissant en toute impunité de la déroute de ses victimes féminines. Omniprésente dans l’espace public, la thématique de la perversion narcissique est abordée avec une rhétorique belliqueuse : il s’agit de repérer, voire traquer le pervers pour ensuite le neutraliser ou s’en débarrasser.  Figure bouc-émissaire, le pervers fait de la violence conjugale un évènement ponctuel, un accident commis par quelqu’un à moitié fou, à moitié maléfique. Le pervers, c’est toujours le voisin, le collègue, le beau-frère : jamais soi-même.

La femme quant à elle est décrite soit comme victime, soit comme complice (le pervers narcissique et son complice est le titre d’un célèbre ouvrage sur le sujet[vi]) – sous entendant que la femme participerait activement à la naissance de la relation perverse. Ainsi, la soumission féminine apparait soit comme une faiblesse, soit comme un choix délibéré, une vision très réductrice qui ne prend pas compte de l’intériorisation d’un rapport de domination et de l’objectivation du corps des femmes par les hommes. Au final, l’usage du couple pervers-narcissique et victime concentre les efforts pour éclairer les mystères des personnalités du pervers et de sa victime plutôt que les mécanismes qui fondent cette domination.

« L’invention » de la violence psychologique

Psychiatre et psychanalyste elle-aussi, Marie-France Hirigoyen, va s’intéresser à cette domination en prenant le problème par l’autre bout : celui des victimes. Spécialisée en victimologie, son expérience clinique la met sur la voie d’une violence psychologique, concept qu’elle a « inventé » et qui a eu un grand succès en France. La violence psychologique désigne « un processus visant à établir ou maintenir une domination sur le ou la partenaire (…) pour se rehausser, en rabaissant l’autre »[vii]. Selon elle, toute violence physique est précédée par une violence psychique. On assiste donc à la fois à une extension du domaine de la violence conjugale et sa psychologisation[viii]. Curieusement, la psychiatre, qui multiplie les exemples de femmes harcelées par des hommes, estime que si les hommes « usent volontiers de la violence physique pour dominer et contrôler, les femmes utilisent plus fréquemment la violence perverse et la manipulation ». Elle en vient donc à décrire un fait genré (les auteurs de violence conjugale sont dans une immense majorité des hommes) à l’aide d’un processus qui semble paradoxalement « coller » à la nature féminine.

Ainsi, cette conception de la violence psychologique peut être retournée pour servir d’argument aux mouvements défenseurs des hommes. Ces derniers s’appuient sur une différenciation sexuée de la violence : à l’usage viril de la force physique (parfois vue comme l’expression naturelle et positive des sentiments masculins) répond l’usage féminin de la violence psychologique. Non seulement la violence psychologique des femmes précède et justifie la violence physique des hommes, mais cette violence est même parfois décrite comme équivalente, ou pire que la violence masculine : si un coup de poing peut envoyer la victime à l’hôpital, la parole blessante de la femme peut pousser l’homme au suicide ! Le sociologue Francis Dupuy Déri a bien décrit et démonté ces thèses dans un ouvrage sur la « crise de la masculinité » [ix].

Un autre problème avec le concept de violence psychologique est qu’il fonde la violence conjugale sur une relation « malade », qui dessine, par la négative, une relation saine, symétrique, pour peu que l’on respecte l’autre, qu’on l’écoute et qu’on ne se montre pas violent. Le respect et l’écoute sont certes importants, mais ne fondent pas pour autant une relation symétrique : qu’en est-il de la division genrée du travail, des inégalités socio-économiques, de la double journée de travail des femmes ? Qu’en est-il des rapports de domination ordinaire au sein des relations hétérosexuelles ?

La domination masculine dans les relations hétérosexuelles « ordinaires »

Dans son dernier essai, « Réinventer l’amour, comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles », la journalise Mona Chollet montre que les femmes sont encouragées socialement à se remettre en question, à pratiquer l’introspection, « mais aussi à douter d’elles-mêmes, à se culpabiliser sans cesse, à penser que tout est de leur faute ou de leur responsabilité, à s’excuser d’exister ».[x] Les hommes, eux, sont habitués à penser que tout leur est dû, et sont davantage encouragés à agir plutôt qu’à pratiquer la remise en question de soi. Mona Chollet ajoute que les femmes sont poussées à s’accomplir dans la relation amoureuse, ce qui implique un effort pour réparer la relation et éventuellement le conjoint… Comment ne pas y voir une autre explication à la prétendue « complicité » de la victime du pervers-narcissique ? Un point fort de son essai est la manière avec laquelle elle vient gratter la relation de couple hétérosexuelle « idéale ». Loin d’être un havre d’amour et de respect mutuel, les relations hétérosexuelles décrites dans les grandes œuvres cinématographiques et romanesques, sont traversées par une domination masculine et une soumission féminine. Elle montre comment la domination, l’usage masculin de la force – jusqu’au viol conjugal – a été érotisée, à tel point que pour certaines personnes, l’égalité est un tue l’amour. D’où l’importance pour elle de « réinventer l’amour ».

Différentes grilles de lecture

Il ne s’agit cependant pas de rejeter la perversion narcissique du seul fait que son usage est galvaudé. Il existe des personnes manipulatrices qui tirent jouissance de la dévastation d’autrui, appelons les pervers narcissiques. Il existe également des personnes dont certaines vulnérabilités les poussent à répéter des situations traumatiques, appelons les complices. En fait, nous pouvons tous, face à un évènement qui nous submerge, devenir momentanément pervers ou complice de perversion, sans que cela fasse de nous un pervers-narcissique. Dans tous les cas, il est primordial que la souffrance des victimes puisse être reconnue.

Seulement, ces analyses psychologiques ne sont pertinentes que pour décrire des souffrances singulières, dans le cadre de conjugopathies, où un membre du couple exerce une emprise psychologique sur l’autre. Le problème apparait lorsque que cette grille de lecture sature l’espace public et entend généraliser ses conclusions sur un problème aussi complexe que la violence conjugale. Il faut rappeler que cette dernière n’est pas un problème psychologique : la plupart des auteurs de violences ne souffrent pas de maladies psychiques, et la majorité des personnes souffrant de maladies psychiques ne sont pas violentes.

La perversion ou la part sombre de nous-même

Dans son ouvrage : « La part sombre de nous-même, une histoire des pervers », Élisabeth Roudinesco, commentant les travaux de Foucault, appelait les pervers « ceux qui sont désignés tels par les sociétés humaines, soucieuse de se démarquer d’une part maudite d’elles-mêmes[xi] ». Aujourd’hui, le pervers narcissique est désigné pervers pour que l’homme « ordinaire » ne se sente pas concerné par un rapport de domination qui se joue chaque jour, dans toutes les relations hétérosexuelles. Que restera-t-il de la perversion narcissique, le jour où les rapports de domination cesseront au sein des couples ?

 

Illustration: Peter Paul Rubens – deux satyres, Wikipedia Commons

[i] [i] Cet article ne traite que des relations hétérosexuelles. Cela ne veut pas dire que la violence conjugale n’existe pas au sein de la communauté LGBTIQA+, mais qu’elle n’est pas médiatisée de la même manière.

[ii] La paradoxalité consiste à soumettre à une personne des injonctions inconciliables. Incapable de répondre à l’injonction qui lui est faite, l’enfant se voit empêché de penser et disqualifié dans son être. Ce concept rapproche Racamier des travaux de Bateson et l’école de Palo Alto, avec la notion de double bind, ou des travaux du psychiatre Harold Searles, résumés dans son livre au titre éloquent : les efforts pour rendre l’autre fou. L’exemple d’injonction paradoxale souvent évoqué est celui d’une mère qui offre deux cravates à son fils, une verte et une jaune. Pour faire plaisir à sa mère, le fils porte la jaune. Celle-là s’écrie : « tu n’aimes donc pas la verte ? » L’opération se répète avec l’autre cravate. Quand, perdu, l’enfant se décide à porter les deux cravates ensemble, sa mère s’exclame : « mais tu n’as donc pas toute ta tête ! ».

[iii] La séduction narcissique désigne une relation symbiotique dans laquelle le nouveau-né est considéré comme une extension narcissique du parent. Ce type de relation abolit toute altérité et prévient le développement d’une ambivalence et conflictualité essentielle.

[iv] Racamier, Paul-Claude. « Le génie des origines, psychanalyse et psychose », Payot, 2002

[v] Ibid, ce paragraphe doit beaucoup à Joly, Marc, et Corentin Roquebert. « De la « mère au narcissisme pervers » au « conjoint pervers narcissique ». Sur le destin social des catégories « psy » », Zilsel, vol. 8, no. 1, 2021, pp. 254-283.

[vi] Eiguer, Alberto. « Le pervers narcissique et son complice », Dunod, Paris, 2012

[vii] Hirigoyen, Marie-France. « Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple », Oh éditions, 2005.

[viii] Delage, Pauline. « Perversion narcissique, genre et conjugalité », Zilsel, vol. 8, no. 1, 2021, pp. 240-253.

[ix] Dupuis-Déri, Francis. « La crise de la masculinité, autopsie d’un mythe tenace », les éditions du remue-ménage, 2017.

[x] Chollet, Mona, Réinventer l’amour, comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Zones (La découverte), 2021.

[xi] Roudinesco Élisabeth, La part obscure de nous-mêmes, une histoire des pervers, Albin Michel, 2007

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