A la Conférence de Munich sur la sécurité, notre ministre de la Défense a eu beaucoup de peine à expliquer la position rigide de la Suisse sur la neutralité. Au point qu’elle interdise à des pays tiers de réexporter vers l’Ukraine tout armement produit par son industrie. En ce sens, acheter à la Suisse ne signifie plus acquérir le droit de propriété. La Suisse demeure indéfiniment le véritable propriétaire. Cette démonstration d’intransigeance ne sert bien évidemment pas la réputation de cette industrie, qui risque de perdre des clients ou de devoir se délocaliser. Pour l’abstraction d’une vertu politique lancinante, le pays accepte de nuire à ses intérêts concrets.
Viola Amherd confesse qu’elle a eu beau expliquer la position suisse à des partenaires européens, ceux-ci ont continué à manifester de l’incompréhension. En Realpolitik – et même selon le bon sens le plus élémentaire – c’est la neutralité façon suisse qui est incompréhensible. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse aurait exporté des armes pour 600 millions de francs suisses de l’époque, soit huit milliards de francs d’aujourd’hui, vers l’Allemagne nazie, pays agresseur, et sans rien fournir évidemment aux Alliés : peu importe le montant mais le fait est avéré. Et aujourd’hui sa neutralité serait offensée parce que des armements d’origine suisse, qui ne sont plus sa propriété, ni sa responsabilité seraient transférés à un pays agressé ? Quelle est cette logique ?
L’UE et l’OTAN, intimement liés, font face à une guerre qu’ils n’ont pas provoquée et à laquelle ils participent par pays interposé. C’est bien la guerre de l’Europe démocratique contre un empire totalitaire. Tous les moyens doivent être et sont fournis à l’Ukraine pour qu’elle puisse gagner ou du moins ne pas perdre, ce qui est déjà la définition de gagner pour un pays agressé. Malencontreusement, si la Russie ne gagne pas, cela signifie qu’elle perd, au moins la face, ce qu’elle ne supporterait pas. Pour l’instant, il n’y a donc pas d’issue diplomatique à cette situation bloquée, sinon celle des partisans de la capitulation inconditionnelle de l’Ukraine.
Selon la perception helvétique, la neutralité va en revanche de soi. Car elle appartient au génome du pays. La Suisse est tellement singulière que sur place, même en français, on utilise souvent le terme allemand, « Sonderfall. Ce qui ne regarde absolument pas les Suisses, c’est l’expérience tragique de l’Histoire. Un pays, qui a échappé aux guerres depuis des siècles, à l’oppression des pestes brune et rouge au siècle dernier, à la pauvreté des crises, aux révolutions sociales, aux dictatures, est le lieu d’un optimisme radieux : rien ne peut lui arriver dans la mesure où il reste fidèle à lui-même, où il demeure une exception politique.
Les quatre maximes fondatrices de la Suisse sont : la démocratie directe, le peuple a tout à dire ; la concordance, un exécutif doit inclure tous les partis ; la neutralité, la Suisse ne s’occupe pas des affaires des autres ; la milice, pas de politicien de métier, car il est déplacé de gagner sa vie par un engagement citoyen. Attenter à l’une de ces valeurs risque de détériorer les autres et de replonger le pays dans les affres de l’Histoire ordinaire. Par renoncement à sa vocation, il cesserait d’être le peuple élu.
Dans la dérive du conflit ukrainien, le malentendu est donc inévitable. Tant que la Suisse n’applique que les sanctions économiques, elle parvient à se prétendre neutre et à s’en convaincre ; dès que des armes fabriquées sur son sol interviendraient, même par l’intermédiaire d’un pays qui les a dûment achetées, elle ne le serait plus. La définition du terme est donc sujette à géométrie variable, interprétation mobile, explication impénétrable.
Si, par invraisemblable, les canons de l’armée russe étaient à portée de nos frontières, la proclamation helvétique de la neutralité n’entraverait pas Poutine, ignare du génome helvétique. La sécurité de la Suisse ne dépend donc pas du tout de sa posture neutre, mais bien du fait que son territoire est enclavé dans ceux de l’OTAN. Grâce à celle-ci, l’indépendance de la Suisse est garantie, sans qu’elle soit obligée d’adhérer à l’alliance qui la protège. Soit la situation du passager clandestin qui ne paie pas sa place. C’est tout bénéfice. La neutralité devient affaire de géographie car si nous étions un pays balte, elle ne serait pas possible. C’est moins la pratique d’une vertu qu’un constat pragmatique : nous n’avons pas de frontière avec la Russie.
Par crampe sur le concept, une moitié des citoyens suisses sont partisans de cette définition stricte de non-réexportation. Certains vont jusqu’au refus des sanction économiques. Que l’Ukraine devienne un pays satellite de la Russie ou même y soit englobée ne les concerne pas. Il leur semble que pour sauvegarder l’image de la Suisse, son confort, sa douceur de vivre il serait opportun, convenable, pratique de sacrifier une lointaine contrée dans un Est lointain.
Car, si l’Ukraine ne s’était pas défendue, disent-ils, il n’y aurait pas eu de guerre. C’est juste. Elle serait donc la véritable responsable. Mais y aurait-il eu la paix en Europe ? Toute victoire sans coup férir d’un agresseur ne l’incite-t-elle pas à d’autres agressions ? Toute manifestation de faiblesse de l’Occident ne convainc-t-elle pas Poutine de la justesse de son action. Si nous ne lui imposons pas une leçon, s’il ne comprend pas qu’il a déjà perdu, il pourra poursuivre tranquillement son agression à l’abri des armes suisses.