Une chronique politique sans parti pris

Le contredit de l’immigration

 

« En 2023, la Suisse devrait franchir la barre des 9 millions d’habitants. Cet accroissement beaucoup plus rapide qu’ailleurs en Europe s’explique par une forte immigration, au point de devenir l’un des thèmes de la future campagne pour les élections fédérales, avec en tête l’UDC qui fustige “une immigration démesurée”. Le premier parti de Suisse souhaite bruyamment freiner cette évolution. Or, il n’en est rien.

Ce parti de droite peut inscrire cette revendication si populaire dans son programme électoral, tout en étant persuadé que ce n’est pas possible. Car sans immigration, pas de croissance économique. La décroissance est un thème électoral pour la gauche, pas pour la droite. Contrôler l’immigration en Suisse constitue donc une contradiction dans les termes, un déni de réalité, un argument démagogique.

Comme le Canada, la Suisse est une terre d’immigration dont la population est composée à 30% de personnes nées en dehors du territoire. Cela provient en partie d’une démographie indigène déclinante. Depuis 2009, l’indicateur conjoncturel de fécondité avoisine 1,5 enfant par femme, alors que le niveau de remplacement n’est atteint que si les femmes ont en moyenne 2,1 enfants. Sans une immigration annuelle de l’ordre de 40000 par an, la Suisse entrerait en déclin démographique et donc en décroissance économique. On estime déjà aujourd’hui qu’il manque 100 000 travailleurs pour occuper les postes disponibles.

L’immigration actuelle en Suisse n’a rien à voir avec celle de jadis. Presque 60% des immigrés récents ont un diplôme universitaire. Dans certaines professions le pays ne pourrait pas se passer de ce personnel qualifié. L’exemple le plus démonstratif est celui des médecins. Ainsi, 37,4% des médecins actifs en Suisse ont un ­diplôme acquis à l’étranger alors que les proportions ne sont que de 11,5% en France et en Allemagne. Nous avons décidé délibérément de ne pas former assez de médecins, en s’imaginant que cela freinerai les coûts de la santé, tout en se gardant de fermer le territoire aux diplômés étrangers, dans un accès d’aveuglément à peine concevable. On empêche de jeunes Suisses de suivre leur vocation pur l’accorder aux étrangers. Car, certaines années on en est arrivé à distribuer plus d’autorisations de pratiquer en Suisse à des médecins allemands que de diplômes à des Suisses. Si l’on considère froidement cette pratique, elle revient à faire des économies importantes sur le coût de la formation, en se reposant sur l’attirance des hauts salaires suisses. Il est cynique pour la droite de créer au niveau politique un irrésistible appel à l’immigration, tout en spéculant en même temps sur sa crainte par les électeurs, pour en bénéficier lors des élections.

Toutes spécialisations incluses, la proportion d’universitaires parmi les ressortissants de l’UE résidants en Suisse est plus élevée que celle des citoyens suisses. Au niveau médian d’autre part, la Suisse est toujours autonome, grâce à la formation duale. L’immigration ne fournit plus tellement de main d’œuvre non qualifiée, mais surtout les cadres que le pays se refuse à lui-même.

Ce diagnostic de  Marco Chiesa est donc erroné :  “La Suisse est un petit pays. Elle ne peut pas se permettre d’arriver jusqu’à 10 millions de personnes. …On est en train de perdre du revenu par tête et cela signifie que nous sommes en train de perdre notre bien-être.” C’est on ne peut plus faux.

En réalité le revenu des immigrants universitaires étrangers hautement spécialisés est plus élevé que celui du technicien suisse, mais c’est le résultat d’un choix délibéré. Il n’est marqué nulle part que le pays ne peut accueillir 10 millions d’habitants. La densité de la population est actuellement de 216 personnes au km2 contre 506 aux Pays-Bas. La Suisse joue le même rôle que la Californie pour les Etats-Unis, celui d’un territoire prospère grâce à sa technologie avancée. Mais bien évidemment il faut recruter ces talents sur un territoire plus vaste, non seulement toute l’Europe, d’où la nécessité d’Erasmus et d’Horizon, mais le monde entier. Prétendre par ailleurs que c’est une calamité pour exciter la xénophobie est un calcul cynique et dangereux.

En politique, toute contradiction révèle une faille secrète dans la motivation. Les notables, professions libérales et entrepreneurs, souhaitent à la fois que la Suisse soit prospère pour qu’ils le soient eux aussi de plus en plus, mais en même temps que leur classe sociale garde son privilège, en n’étant pas concurrencée par trop d’étrangers compétitifs. Elle doit donc tenir un double discours : prétendre limiter l’immigration et se garder de le faire. C’est pourquoi nous atteignons 9 millions d’habitants en feignant l’irritation.

 

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