Une chronique politique sans parti pris

Les deux fantasmes de la neutralité

Sur les réseaux sociaux courent deux photos montrant Ignazio Cassis serrant respectivement les mains de Sergueï Lavrov et de Volodymir Zelenski. Elles suscitèrent les indignations croisées de ces deux fractions opposées de l’opinion publique suisse, celles qui sont pour ou contre Poutine. Chaque faction estima que le président de la Confédération ne pouvait établir ce contact avec le représentant d’un pays en guerre : c’’était, ni plus ni moins, qu’une violation de la neutralité. Plus grave encore Cassis souriait. Certains auraient pu le supporter s’il était resté impassible. Ils ne doivent pas sourire souvent.

Jusqu’où peut-on aller dans la mesquinerie et l’ignorance ? Non seulement la neutralité n’interdit pas à la Suisse d’entretenir des relations avec des belligérants, mais elle lui en fait presque l’obligation tant elle est de ce fait bien placée pour de bons offices en vue de la paix. Au minimum, de recevoir les plus grands de ce monde dans Genève internationale. Pour ce faire, il faut naturellement qu’elle garde une ouverture vers les deux parties. La diplomatie consiste en la capacité d’entretenir un dialogue avec des gens d’opinions opposées aux siennes. Les fausses réactions mentionnées plus haut procèdent d’une vision mythologique de la neutralité, qui déforme sa véritable définition en droit international :
« Le droit de la neutralité codifié dans les Conventions de La Haye du 18 octobre 1907 définit les droits et les obligations d’un État neutre. Le plus important de ces droits est celui à l’inviolabilité du territoire de l’État neutre. Les obligations principales, quant à elles, sont les suivantes : s’abstenir de participer à la guerre ; assurer sa propre défense ; garantir l’égalité de traitement des belligérants pour l’exportation de matériel de guerre »

Tel est le droit international. Ni plus ni moins : ne pas être envahi mais être prêt à se défendre efficacement si on l’est. Le paradoxe veut donc qu’un pays neutre se doive d’avoir une armée, à l’inverse des gens de gauche qui voudraient une Suisse sans armée, dans une vision particulièrement fantasmée de la neutralité.

Ce n’est pas la seule conception erronée : il y a le symétrique à droite, la fermeture à tous pour préserver la pureté de la Suisse. Dans une certaine imagerie populaire, la neutralité serait le mythe fondateur de la Suisse, alors qu’il ne correspond pas à la réalité historique. Jusqu’au XVIe siècle les Confédérés furent redoutables sur les champs de bataille. Par après, ils fournirent des contingents aux belligérants. C’est seulement en 1927, après qu’environ six mille Suisses eurent servi sous les drapeaux des belligérants lors de la Première Guerre mondiale, qu’une loi pénale interdit tout engagement des citoyens dans des troupes étrangères, avec l’exception adéquate de la Garde Pontificale, peu suspecte d’une guerre d’agression.

La seconde guerre mondiale modifia la perception du concept de neutralité. Il s’est vidé de sa substance initiale, le conflit militaire. Plutôt que de concerner le champ de bataille, la variante la plus intéressante (du point de vue des soldats) consiste à répandre la terreur en massacrant des civils, façon Hiroshima et Nagasaki. Les confrontations entre pays sont maintenant largement dominées par l’économie, le commerce et la finance, des domaines qui échappent à la définition classique de la neutralité. Poutine mène une guerre efficace en utilisant l’arme des échanges, en cessant de fournir du gaz ou du blé, ou celle des infrastructures en détruisant le réseau électrique de l’Ukraine. Inversement, l’UE sanctionne la Russie par l’interdiction des importations d’électronique.

Ce décalage par rapport à la réalité antérieure soulève la question primordiale de l’efficacité de la neutralité. Un pays peut-il vraiment se protéger de toute invasion simplement en se proclamant neutre ? La réponse de l’Histoire est évidemment négative : au début des deux guerres mondiales, l’Allemagne viola la neutralité de la Belgique, tout en respectant celle de la Suisse. Il faut supposer que la différence de topographie joua le rôle essentiel dans cette décision. Les états-majors préfèrent manœuvrer sur un plat pays que dans une région montagneuse : ils maîtrisent la géométrie plane pas celle à trois dimensions. Sans les Alpes, la Suisse eût été envahie.

Après Guillaume II, Hitler et maintenant Poutine, dans quelle mesure la Suisse peut-elle compter sur sa neutralité annoncée pour échapper à une guerre ? Au minimum, on a le droit d’en douter. Pratiquement, notre protection dépend plutôt de l’OTAN, une alliance militaire dans laquelle la Suisse n’est pas engagée par respect formel pour sa neutralité, alliance qui est cependant essentielle à sa sécurité au point d’en être la seule véritable garantie. La neutralité serait-elle-elle devenue un concept erroné ?

Pour certains spécialistes autrichiens, le conflit ukrainien requiert de s’interroger sur la pertinence de la neutralité de leur pays. Selon eux, ce principe n’est plus qu’une fiction, qui ne protège nullement. Dans une lettre ouverte, ils demandent au gouvernement d’ouvrir le débat sur cette question.

La même question est donc posée à la Suisse. Sa neutralité est-elle devenue autre chose qu’un instrument de chantage de l’extrême-droite en politique intérieure pour refuser l’entrée dans l’UE, alliance économique qui n’a rien à voir avec la neutralité ? C’est une interrogation à laquelle il faudrait répondre par une analyse rationnelle de notre situation internationale. Comment le mieux assurer notre sécurité ? Pourrions-nous aller jusqu’à reconnaître que notre intérêt et notre devoir seraient d’entrer dans l’OTAN ? Pourrions-nous considérer la neutralité comme un mythe qui fut utile mais qui ne l’est plus, sauf comme fonds de commerce pour les souverainistes ?

Telles sont les questions, dont la formulation dans ce blog n’implique pas de réponses dans un sens ou dans un autre. Il ne faut donc pas l’interpréter comme une démarche contre la neutralité., mais en vue de sa juste perception. Pour un effort parmi d’autres pour sortir de la mythologie politicienne et adhérer à la réalité. Nous vivons dans un monde dangereux dont il faut se protéger en pratique et pas en théorie.

PS. Absent pour un mois.

 

 

 

 

 

 

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