Une chronique politique sans parti pris

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

 

 

L’opinion publique se préoccupe à nouveau de la naturalisation – dite facilitée – des immigrants de troisième génération. En fait, c’est la plus compliquée de toutes  parce qu’ils doivent prouver que leurs grands-parents, éventuellement rentrés au pays ou décédés, ont résidé en Suisse et que leurs parents ont suivi une scolarité en Suisse. C’est-à-dire rassembler des documents dans un maquis d’administrations diverses, pas toujours très coopérantes. Si bien que les communes recommandent, plutôt que la naturalisation de fait la plus compliquée, de passer par la naturalisation dite « ordinaire », qui ne l’est pas du tout.

A titre d’exemple, j’en fis l’expérience après douze années de résidence en Suisse, dont je m’avisai alors de devenir citoyen. Cela paraissait logique, mais ce ne le fut pas du tout. Cela devint extraordinaire. Je demande à l’avance pardon pour cet usage de la première personne du singulier, mais cela m’est vraiment arrivé.

Je commençai à étudier l’histoire, la géographie et les institutions de mon futur pays. Car on ne devient Suisse que si l’on connaît ce que beaucoup de Suisses de souche ignorent et que l’on réussit un examen sur ces matières. L’idée de passer un dernier examen dans mon âge mûr me titilla. On n’est un vrai chercheur que si l’on reste étudiant toute sa vie.

A l’époque, il était obligatoire de renoncer à son passeport antérieur au moment où l’on recevait celui avec une couverture rouge et une croix blanche. On ne se transforme pas en Suisse avec la désinvolture de mise lorsque l’on devient quoi que ce soit d’autre : il fallait sacrifier toutes ses autres nationalités. Jadis, dans les meilleurs couvents, la jeune nonne coupait sa chevelure au moment de prononcer ses vœux. A l’époque, on n’entrait en Suisse que par un dépouillement total, comme en religion.

J’étais disposé à sacrifier mon passeport belge. En revanche, mon épouse, Française de naissance, souhaitait à juste titre le demeurer. Pour jouir de cette faveur, il fallait obtenir une autorisation du Département Fédéral de Justice et Police à Berne, qui la refusa sans expliquer ses raisons. Un État qui serait tenu de se justifier ne serait plus un État.

Il ne restait qu’à me naturaliser tout seul. Je m’y résignai. A tort, car le canton de Vaud objecta aussitôt. Pas question de naturaliser un homme sans son épouse. Je consultai la loi fédérale qui disposait en son article 31 que “La femme mariée ne peut être naturalisée sans son mari”. La règle symétrique n’était pas énoncée pour les mâles, mais le Canton interprétait la loi sur un mode subtil : puisqu’une femme ne peut être naturalisée qu’avec son mari, naturaliser celui-ci tout seul reviendrait à priver l’épouse d’un droit. Donc le Canton ne naturalisait que les couples entiers, pas en pièces détachées. Je m’enquis pour savoir si c’était un avis de droit. Réponse :

“Non, c’est une interprétation vaudoise de la loi qui ne tiendra pas la route devant le Tribunal Fédéral. Mais un éventuel procès prendra tellement de temps et coûtera tellement cher, que vous vous découragerez. Et comme vous l’emporterez contre le Canton, celui-ci ne vous naturalisera jamais.”

“Pourquoi le Canton où je vis ne veut-il pas de moi ? Quelle est la véritable raison ?”

“C’est toujours la même. Votre famille n’est pas adaptée aux mœurs du pays. Votre femme refuse de renoncer à sa nationalité française alors que cela vous permettrait de devenir Suisse Vous manquez d’autorité. Une femme vaudoise jamais ne discute une décision de son mari.”

La loi sur la naturalisation fut changée en 1992 : on pouvait désormais conserver sa nationalité antérieure et donc viser une naturalisation commune. Je préparai le dossier comportant 17 pièces, à obtenir de 17 guichets différents toujours en présentiel,  et  à collecter dans un délai n’excédant pas trois mois, car au-delà les certificats de naissance ne sont plus valables. Ainsi que tout le monde devrait le savoir, notre date anniversaire est frappée de péremption au-delà de trois mois. Nous changeons d’anniversaire en prenant de l’âge.

Au vu du dossier, le canton de Vaud renâcla parce que je n’avais pas joint de certificat de mariage. J’allai le quérir à l’administration d’Ecublens et le rapportai à l’administration cantonale. Celle-ci objecta alors que j’avais préalablement divorcé d’un premier mariage et que le certificat de divorce du tribunal devait être joint au dossier. Peut-être que la commune d’Ecublens n’avait pas déjà vérifié cela, avant de prononcer ce second mariage.

J’allai quérir ce certificat au tribunal de Morges et le rapportai à l’administration cantonale. Celle-ci objecta aussitôt que j’étais certes divorcé de ma première épouse, mais encore fallait-il-il prouver que j’avais été marié avec elle au préalable. L’administration exigeait un certificat du premier mariage.  J’eus beau argumenter que cela n’avait pas de sens d’imaginer que des gens feignent d’être mariés pour le seul plaisir de divorcer. Cette remarque arrogante fut très mal perçue.

Je téléphonai à Bruxelles où avait été enregistré ce premier mariage. Cette administration-là ne prenait pas les commandes par téléphone ou par courrier. Il fallait se déplacer en personne. Ou bien mandater une personne de confiance par un acte notarié. Celui-ci, réputé  sans doute nhasardeux, devrait être validé d’abord par le Canton, dont la signature serait ratifiée par l’ambassade de Belgique à Berne, dont la signature devait être finalement garantie par le Département fédéral des Affaires Extérieures. Ce nouveau parcours du combattant paraissait plus que problématique.

Le plus simple fut encore de me déplacer à Bruxelles ce que je fis. Je suis devenu citoyen suisse en 1996 à force de reptations devant une vingtaine d’administrations. Trois ans plus tard, je fus élu au Conseil national, à un âge forcément avancé, car après 24 ans de démarches. J’étais donc le doyen de l’assemblée et je présidai pendant deux heures la séance d’ouverture.

Moi, qui n’étais rien, j’étais devenu à force de sacrifices, d’humiliations et de taxes, très provisoirement le premier citoyen d’un véritable pays. Le cauchemar se termina ainsi en conte de fées, comme dans un film américain des années 40. Mais ce parcours du combattant n’est bien évidemment pas à la portée de tout le monde. Et donc un quart de la population résidente ne dispose que d’un passeport étranger ce qui fait de la Suisse la championne des pays d’immigrations. Avec des « immigrants » qui n’ont jamais mis les pieds dans le pays de leurs ancêtres et qui n’en parlent même pas la langue.

Pourquoi fait-on compliqué ? Sans doute parce qu’une vingtaine d’administrations cherchent chacune à subsister en se rendant indispensable. A l’époque du numérique, tous ces renseignements objectifs devraient pouvoir être obtenu à domicile en consultant une base de données. Mieux, l’administration en charge de la naturalisation devrait elle-même se connecter à ces bases de données plutôt que de transformer le requérant en coursier. On pourrait même créer une application qui collecterait instantanément tous ces renseignements. Mais que de pertes d’emplois administratifs ! Que de chômeurs en perspective !  Que de militants politiques désappointés!

 

 

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