Une chronique politique sans parti pris

Mythologie ou  réalité ?

 

 

Les mythes servent à enrober les phénomènes que les hommes ne comprennent pas, pour mieux les dérober à leur inquiétude. Le plus courant est donc le mythe religieux. Pour préserver l’image d’un Dieu à la fois tout puissant et bon, le mythe du péché originel rejeta sur le premier couple la responsabilité du mal. Les découvertes de la paléontologie et surtout l’utilisation de l’ADN ont réduit à néant le mythe d’un premier couple qui aurait déjà été humain au sens moderne et donc responsable de quoi que ce soit.

Il en est de même de tous les récits nationaux. Ceux de la France et de l’Angleterre sont connus, ont causé bien des conflits et demeurent un peu présents, mais la réalité de la décolonisation a forcé l’abandon du mythe de l’empire. L’Allemagne a subi la destruction de ses villes pour donner suite aux mythes multiples développés par le nazisme. La Russie s’exténue à reconstruire un empire disparu et engendre une crise mondiale.

Qu’en est-il des mythes suisses ? Non pas les figures légendaires de Guillaume Tell, Winkelried et Nicolas de Flüe, mais les concepts qui se célèbrent encore aujourd’hui : la neutralité, la concordance, le fédéralisme, la milice, la démocratie directe. Chacun de ces piliers est indispensable à l’équilibre des autres. Chacun exprime une orientation : respect des plus faibles ; pacification des esprits à l’interne ; refus des querelles externes ; promotion de l’engagement bénévole. Ce sont des singularités de nos institutions qui en font le succès mais qui doivent, comme toute entreprise humaine, être bien comprises, se plier à la réalité et évoluer avec le temps.

Pour ne pas s’enfermer tout de suite dans l’actualité génératrice de passions, examinons de plus près la différence entre le mythe du fédéralisme et sa concrétisation. En pratique la Confédération, qui parait hautement décentralisée, est cependant arbitrée par des instances moins visibles.

Un Conseil communal ne maîtrise souvent qu’une maigre fraction des dépenses que doit couvrir son budget. Il entérine des décisions qui lui échappent et qui sont prises soit par le canton, soit par les 1500 organismes intercommunaux gouvernés par des instances opaques. Un échelon plus haut, les cantons sont astreints à appliquer des décrets décidés par le niveau intercantonal : 22 conférences de gouvernements cantonaux, 500 conférences de fonctionnaires cantonaux et 311 concordats constituent l’armature de ce pouvoir interstitiel entre les niveaux fédéraux et cantonaux.

Autant les institutions apparentes publient le contenu de leurs délibérations, autant ces lieux discrets de décision sont opaques. Enfin par un mécanisme dit de péréquation, les cantons riches soutiennent financièrement les cantons moins opulents, tout comme les communes fortunées subventionnent les agglomérations pauvres. La solidarité, indispensable pour pallier un excès de fédéralisme, est tellement discrète qu’elle ne se voit guère et ne subit aucune contestation.

Nous pratiquons ainsi un fédéralisme bien tempéré, qui subit cependant des assauts. Si la santé est en principe plutôt du ressort des cantons, l’épidémie a imposé des mesures fédérales aussitôt qualifiées de dictature d’Alain Berset, comme s’il n’était pas soumis à la concordance en exprimant des décisions de tout le Conseil fédéral. On confondait volontairement le porteur de la nouvelle avec le décideur.

Mais c’est sans doute la neutralité qui est aujourd’hui le mythe le plus visible par suite de la guerre d’Ukraine. Le concept de neutralité fut imposé à la Suisse par les grandes puissances au Congrès de Vienne en 1815 à l’issue des guerres napoléoniennes, en fonction de leurs intérêts communs. Ce ne fut donc pas un choix libre de la Suisse. Deux autres cas semblables se sont produits plus récemment : l’Autriche l’a accepté pour obtenir la libération de son territoire occupé par l’Union Soviétique et la Finlande dans les mêmes conditions après la guerre perdue en 1955 contre la même Union soviétique. Dans ces trois cas, la neutralité ne fut pas choisie mais subie. De grandes puissances neutralisent des territoires dont elles n’ont pas l’usage provisoire.

A-t-elle servi ? Effectivement la Suisse est restée en dehors de la seconde guerre mondiale. Mais ce ne fut pas par respect pour sa neutralité par l’Allemagne, qui au même moment viola celle de la Belgique et des Pays-Bas. Voici un siècle déjà, le mythe était périmé, privé de valeur opérationnelle. La mentalité d’un Hitler alors et celle de Poutine aujourd’hui n’est plus celle des aristocrates du Congrès de Vienne en 1815, décidés à gérer l’Europe au mieux des intérêts de l’Ancien Régime. Ces deux personnages n’ont d’autres convictions que le recours à la force lors qu’elle sert leurs intérêts en tenant tous les traités pour des chiffons de papier. C’est une politique de voyous que l’on s’efforce de considérer comme des gentlemen.

Chipoter aujourd’hui sur la livraison d’armes ou de munitions à l’Ukraine par la Suisse fait preuve d’un irréalisme total Si, par invraisemblable, la lamentable armée russe s’engageait dans une guerre avec l’Otan et qu’elle arrivait à la frontière de la Suisse, qui peut imaginer que Poutine s’inclinerait devant sa neutralité proclamée ? Ce serait faire preuve de beaucoup de naïveté. S’imaginer que la Suisse serait moins en sécurité parce qu’elle occupe un siège au Conseil de Sécurité revient à l’adhésion aveugle  au mythe de la neutralité.

Qui peut imaginer que Poutine n’aurait pas envahi l’Ukraine si celle-ci avait été un peu plus « neutre », et s’était moins préparée à subir une invasion ?  Poutine n’envahira pas un territoire de l’Otan sans savoir qu’il s’expose à une guerre totale dont son pays ne peut sortir vainqueur. On a affaire à un dictateur persuadé qu’il est investi, par l’intermédiaire de l’Eglise orthodoxe, du devoir historique et sacré de lutter contre la décadence morale de l’Occident. Le réalisme impose de comprendre que l’on a affaire à une force appuyée sur un mythe auquel on ne peut opposer un autre mythe, aujourd’hui privé de son sens originel.

Ce n’est pas la faute de la Suisse, mais jadis de l’Allemagne et aujourd’hui de la Russie. Imposer des sanctions économiques n’est pas équivalent à utiliser des sanctions militaires. Fournir des armes à une nation luttant pour sa liberté n’est pas identique à fournir des armes à des belligérants quelconques. L’Europe libre et civilisée est maintenant engagée dans un combat similaire. La démocratie possède-t-elle une telle force morale qu’elle finira pas l’emporter ? Ou faut-il qu’elle se réarme ? La Suisse a-t-elle intérêt à se draper dans une neutralité factice, dans son autonomie, dans sa mise à l’écart ? Ou faut-il qu’elle adhère de fait et non de droit à l’Otan ? Qu’est-il préférable, de subir le joug de Moscou ou la gouvernance de Bruxelles ?

Le mythe de neutralité, supposé servir à l’extérieur, sert aujourd’hui surtout à l’intérieur, à des vues électoralistes. Il est complètement en porte-à-faux. Il fait partie d’une vision romantique de la Suisse, qui n’a jamais eu de véritable réalité. C’est le réflexe identitaire, nationaliste, passéiste qui soutient le populisme dans tout le continent et même au-delà, dans le trumpisme. Il faut plutôt réfléchir aux moyens concrets et efficaces de retrouver la paix. Elle dépend en fait d’une seule personne, Poutine, et de son entourage. Aussi longtemps qu’ils voudront la guerre, il n’y aura pas la paix. Ils ne cesseront de la vouloir que s’ils sont battus sur le terrain, pas par des mythes.

 

 

 

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