Une chronique politique sans parti pris

Le désaveu de la science suisse

 

Deux indices inquiétants illustrent cette tendance, non seulement au désintérêt mais aussi à une claire méfiance des milieux politiques.

D’une part, l’exclusion de la Suisse des programmes Erasmus et Horizon : le premier permettait l’échange d’étudiants entre universités suisses et européennes ; le second la participation pleine et entière de la Suisse aux programmes européens de recherche allant jusqu’à la direction de ceux-ci. Leur résiliation fut le premier résultat de la rupture des négociations avec l’UE, qui savait bien où cela ferait mal. Pour pallier ces deux lacunes, la Confédération propose de financer les demandes de crédit des universités suisses qui étaient auparavant financées par l’UE. Mais les hautes écoles estiment que cela ne suffit pas. Car la recherche scientifique n’est pas seulement une question de financement.

D’autre part, la présidente du Conseil national a organisé une séance d’information du parlement par des spécialistes du climat. II y eut à peine le tiers des parlementaires qui ont daigné y assister. Une manifestation non seulement de désintérêt pour la transition climatique, mais carrément de mépris pour la science en général. Or, dans le cadre des commissions, le parlement est régulièrement informé sur tous les plans par les spécialistes de diverses disciplines. Ces séances suscitent toujours de l’intérêt car la réalité politique est diverse et complexe. En sabotant celle sur le climat, les parlementaires, absents dans leur majorité, ont laissé entendre à la fois que la question n’avait guère d’importance et que le parlement se décidait en dehors de toute influence du monde scientifique.

Cela vaut donc la peine de rappeler et de préciser ce que la science signifie aujourd’hui dans l’économie du pays. Elle conditionne l’innovation dans les firmes établies et par le surgissement de jeunes pousses (dites start-up  en globish). Elle maintient ainsi la compétitivité d’un pays caractérisé par des salaires élevés et une main d’œuvre très qualifiée. Si la science suisse déclinait, l’économie en pâtirait. Pas tout de suite, mais à l’échelle d’une génération lorsque le dynamisme acquis par la recherche en Suisse se sera affaibli. Il a fallu du temps pour la porter à son niveau actuel dont elle ne descendra que lentement, au point que cela ne sera pas remarqué avant qu’il soit trop tard.

Il ne suffit pas de financer la recherche comme si c’était une activité manufacturière dont on améliore forcément la productivité en réformant l’équipement technique. Il y a dans la science une dimension impalpable, comme dans la culture ou dans la religion. Il y faut des esprits entrainés aux disciplines fondamentales mais aussi stimulés par une tendance à remettre en question les évidences les mieux établies.

Le meilleur exemple en est sans doute Albert Einstein, vivant d’un modeste emploi à l’Office des Brevets à Berne Il emménage au 49 Kramgasse, qui sera son seul laboratoire pour un travail qui ne requérait que du papier et un crayon. Einstein publie pendant l’année 1905 (souvent appelée son annus mirabilis) cinq articles concernant les fondements de la relativité, les quantas de lumière et la théorie du mouvement brownien, qui ouvrent de nouvelles voies dans la recherche en  physique nucléaire et en mécanique céleste, etc. Le plus grand bouleversement dans la physique du siècle n’a pas dépendu d’un financement mais de la présence d’un esprit génial, originaire du reste d’Allemagne, qui finirait sa carrière aux Etats-Unis et qui cumulerait trois nationalités.

Il n’y a pas de science nationale qui puisse subsister sans contact informels et officiels avec le reste de la planète. Le meilleur contre-exemple en est la Russie. Durant la guerre froide, les scientifiques russes ne participaient pas aux colloques internationaux, tout simplement parce que le pouvoir soviétique craignait de ne pas les voir revenir s’il les laissait franchir le Rideau de Fer, cette vaste clôture destinée à enfermer les esclaves.

Durant un colloque, de nombreuses communications sont présentées à la tribune. Certes, les textes sont publiés et à disposition de tous, même des chercheurs colloqués en Russie. Mais ceux-ci manquent les contacts informels avec leurs collègues des pays libres. De même ils ne seront pas invités dans les universités étrangères. Or, ce qu’il y a de plus précieux dans la recherche, ce qui permet aux uns de progresser là où d’autres stagnent, relève des secrets de fabrication de la science. Ce sont des non-dits dans certaines enceintes parce que cela va de soi, que tout le monde est au courant, que c’est tellement évident que cela ne vaut pas la peine d’en faire part dans une publication. La seule façon de l’apprendre est de séjourner dans ce laboratoire étranger et de maintenir un contact étroit avec ses chercheurs.

Ce furent les fonctions remplies par Erasmus et Horizon. Il ne suffit donc pas de financer des activités dans des universités suisses pour pallier la perte d’Horizon. De même les étudiants ne se déplaceront plus aussi facilement qu’avec Erasmus parce qu’il faudra que chaque université suisse négocie avec l’étranger pour cet échange. Et enfin les étudiants étrangers auront moins tendance à passer une année dans une université suisse.

Les parlementaires qui boycottent les séances d’information scientifique ont bien compris que la science influence de plus en plus la politique parce qu’elle établit des faits que l’on ne peut plus ignorer en établissant une politique. C’est donc une perte croissante de leurs pouvoirs. Il est devenu impossible de nier le réchauffement climatique. Il est devenu insensé de prétendre que l’épidémie ne peut être combattue par la vaccination de masse. Il est devenu absurde de refuser la vente d’armes à l’Ukraine. Or, les faits sont têtus et les idéologie de droite et de gauche servent de moins en moins à les dissimuler. Jadis le Baron Louis, ministre français des finances, énonça sa doctrine « Faites moi de bonnes finances et je vous ferai de bonnes politiques ». Aujourd’hui on peut ajouter : « Faites-moi une bonne science et je vous ferai une bonne politique ».

 

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