Une chronique politique sans parti pris

Le nœud des calamités

 

 

Jacques Chirac utilisait une formule imagée pour désigner un phénomène assez étonnant : « Les emmerdes volent en escadrilles ». C’est ce que nous expérimentons. Depuis des années nous vivions dans la perspective du réchauffement climatique, qui a été dissimulé ensuite pendant deux ans par l’épidémie Covid, aussi inattendue que malvenue. A peine celle-ci fléchit-elle qu’une guerre éclate, non pas dans un pays lointain comme à l’accoutumée ce qui nous importe guère, mais sur notre propre continent. Dès que les Russes sont défaits devant Kiev, sort un rapport du GIEC donnant trois ans pour réduire l’émission de CO2 à un niveau impossible à atteindre. Entretemps, pour ne pas nous laisser aller à un optimisme prématuré, les prodromes de la pénurie se dessinent : les tarifs du gaz et de l’électricité augmentent, sans que l’on sache si l’on en disposera encore l’hiver prochain ; les ménages commencent à vider les rayons de farine et d’huile des supermarchés ; dans les pays les plus pauvres des émeutes de la faim menacent.

La remarque et la formule de Chirac sont donc adéquates : les fléaux s’enchainent, se suivent et empirent. Serait-ce seulement une conjonction aléatoire de malheurs disparates ou bien plutôt une seule malédiction, issue d’une cause bien cachée et irradiant en multiples manifestations? On peut incliner pour cette seconde hypothèse : la guerre est en réalité subventionnée par les pays d’Occident, qui achètent le gaz russe parce qu’ils découvrent qu’ils ne peuvent s’en passer. Sinon c’est le recours au charbon qui serait encore pire. Une menace de disette engendre donc une guerre. De plus, les massacres, viols, pillages de l’armée russe seraient ainsi une conséquence de notre négligence devant le défi climatique : une économie primitive subsistant par la vente de matières premières tient en otage des économies plus développées. Non seulement nous n’en avons pas réduit la cause, les gaz à effet de serre, mais nous en émettons de plus en plus. Non seulement le climat ne s’améliore pas, mais il se détériore de façon accélérée avec ces marques manifestes que sont des sécheresses jamais vues, des inondations plus fréquentes et des gelées tardives. Non seulement les avertissements du GIEC ne sont pas suivis d’effets, mais ils donnent lieu à des contestations, des objections et des négations.

Le lien du climat avec l’épidémie est plus subtil. Celle-ci ne se serait pas répandue si vite, s’il n’existait une bougeotte des populations sous prétexte de tourisme et surtout un réseau de transports aériens internationaux, qui l’a propagée partout, sauf dans des îles comme Taiwan et la Nouvelle-Zélande qui ont pu fermer leurs frontières. Le gaspillage d’énergie serait ainsi une cause lointaine d’épidémie.

Quant à la famine à venir, elle découle naturellement de la guerre puisque le  grenier ukrainien  à blé et à colza produira moins et sera entravé dans ses transports. Or c’est une très vieille histoire : la Grèce de l’Antiquité se fournissait déjà en Ukraine et avait développé pour protéger ses communications une marine de guerre. Aujourd’hui c’est la marine russe qui empêche au contraire les exportations, dans une véritable opération de piratage.

Ainsi guerre, famine et peste vont ensemble, elles s’engendrent mutuellement parce que les hommes ont abusé de la Nature. C’est de son respect que dépend le diagnostic et la solution. Quel est l’impératif sommaire de notre société d’abondance sinon de produire de plus en plus, pour consommer et gaspiller le résultat afin de relancer le processus ? Si tel est le seul sens de la vie – vivre pour manger- alors nous irons de mal en pis en consommant toujours plus, y compris des combustibles fossiles. Le PNB est un mauvais critère de progrès.

Le nœud des fléaux qui nous accablent est la contradiction entre une croissance qui se veut indéfinie et une planète aux ressources limitées. On le sait depuis 1972 avec le rapport du MIT, « The limits to growth », voici un demi-siècle ! C’est resté un discours académique. Cela a même engendré une suspicion à l’égard de la Science qui venait apporter un message aussi peu gratifiant.

L’enjeu consiste donc à délier le nœud en passant d’une société d’abondance à une société de sobriété, à savoir une limitation volontaire de notre consommation. Jadis Kant a énoncé le principe fondateur de l’éthique en proclamant que l’on ne peut agir que dans la mesure où tout le monde puisse agir de la même façon. Depuis nous avons découvert que la responsabilité éthique s’étend dans le temps : agis de façon que tes descendants puissent agir de même.

Dès lors les ressources fossiles, limitées par nature, ne peuvent être gaspillées comme elles le sont, en engendrant simultanément une catastrophe climatique, une guerre, une épidémie et une famine. Car elles finiront de toute façon par s’épuiser.

Qui va opérer la transition entre société d’abondance et société de sobriété ? Les scientifiques sont honnis par la populace, les partis politiques traditionnels se disloquent, la culture ne met en scène que le chaos existant et les religions s’enferment dans des mythologies absurdes héritées d’un lointain passé.

Qui donc, sinon chacun ?

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