Bon gré, mal gré nous sortons d’une société d’abondance où les peuples privilégiés et, au sein de celle-ci, les classes privilégiées ont vécu sans souci d’une restriction quelconque. Le problème n’était plus de manger à sa faim, mais de restreindre celle-ci pour éviter l’obésité, le diabète et la surtension. Dans une métaphore du gaspillage, les participants à cette société creusaient leur fosse avec leurs dents : rouler plus lourd, voyager plus loin, suivre la mode, jeter le plastique, surchauffer le logement, en un mot détruire la seule planète à disposition.
Or nous venons de découvrir une équation : les exportations d’hydrocarbures de la Russie (176 milliards de dollars en 2016) sont d’un tel niveau qu’elles couvrent plus que largement le budget de l’armée à 61 milliards. L’Occident finance ainsi sans le savoir (ou sans vouloir le savoir) une guerre qu’il condamne et qui le menace. La dépendance de certains pays est telle qu’il ne pourraient décréter un embargo. Il existe d’autres sources d’approvisionnement mais elles sont plus dispendieuses. Si l’on s’en passe on risque la pénurie.
La société d’abondance n’est jamais qu’une exception provisoire et localisée à la règle générale : la pénurie. Dans les société agricoles, le mécanisme est élémentaire : tant qu’il y a de la nourriture, la population augmente jusqu’à ce qu’elle épuise la production paysanne. À l’expansion vigoureuse des XIe, XIIe et XIIIe siècles de l’Europe médiévale, succède un siècle de catastrophes. Effectivement trois siècles d’expansion avaient fait doubler la population européenne. La France atteignit en 1300 une population de 20 millions d’habitants, soit déjà la moitié de sa population en 1914. La famine éclate en 1315, la Guerre de Cent Ans débute en 1337 et la Peste Noire apparaît en 1347. La conjonction de ces trois phénomènes n’est pas une coïncidence, car leur effet commun est de réduire la population. Les mécanismes naturels de contrôle de la population sont entrés en jeu, faute pour la population médiévale de pratiquer une forme de contrôle démographique, qui dépassait manifestement son entendement.
Par ailleurs, la forêt avait été exploitée sans ménagement et le bois commençait à manquer, car il s’agit d’une ressource en énergie solaire, lentement renouvelable. Au XIVe siècle, la forêt occupait en France une superficie inférieure à ce qu’elle est maintenant. On avait en effet défriché toutes les terres cultivables avec les moyens rudimentaires de l’époque. Néanmoins, les terres fertiles étaient saturées par une population paysanne qui ne parvenait pas à nourrir les villes naissantes. En un mot, la population avait crû tandis que les ressources décroissaient selon une loi implacable.
Le véritable problème dans lequel se débattait l’Europe du Nord était celui de la pénurie de bois. Du IXe au XIIIe siècles, l’épaisse forêt couvrant les terres humides et fertiles de la grande plaine baltique allant de l’Atlantique à l’Oural avait été mise en coupe réglée, fournissant à la fois du bois de construction et de chauffage, dégageant des clairières de plus en plus vastes. Le bois, ressource renouvelable certes, mais lentement, était devenu rare. Or, on avait besoin de charbon de bois pour la métallurgie, de poutres pour la construction des bateaux, de cendres pour les verreries et les savonneries.
Aux XVIe et XVIIe siècles, la pénurie de bois était devenue criante. Colbert fit planter des forêts de chêne pour fournir le bois nécessaire à la marine royale, mais il faut trois siècles pour obtenir un arbre utilisable. Si l’on peut se passer de chauffage au bord de la Méditerranée, il est beaucoup plus inconfortable et même dangereux de ne pas se chauffer sur les rives de la Mer du Nord. Les Européens du Nord n’eurent donc pas le choix. Contraints et forcés, ils ont entrepris l’exploitation du charbon dès la fin du Moyen Âge.
Nous sommes leurs héritiers. Nous ne pourrions plus vivre avec les ressources renouvelables en bois, qui est de l’énergie solaire emmagasinée. Nous dépendons d’une autre réserve, accumulée sur des millions d’années pat la dégradation des végétaux et du plancton, les hydrocarbures. L’impasse du gaz russe n’est donc pas un épiphénomène accessoire : il traduit l’épuisement à venir de cette ressource qui est tout sauf inépuisable. Les guerres ont parfois l’intérêt de dévoiler des réalités trop longtemps tues. Le blé va aussi devenir plus cher comme l’huile de colza. L’essence à la pompe l’est déjà devenue.
Dans une société de pénurie, les plus atteints sont les plus pauvres. Le pouvoir d’achat diminue même si les gouvernements prennent des mesures improvisées pour pallier les manques les plus criants. Le cortège des conflits sociaux s’ébranle. En déclarant la guerre, Poutine nous a tous éveillés d’un rêve impossible : la vie au Paradis terrestre pour toujours. Retour à la condition humaine.