Une chronique politique sans parti pris

La sainte ignorance

 

 

 

Les camionneurs canadiens obstruent Ottawa parce qu’ils ne sont pas d’accord avec les mesures sanitaires prescrites par leur gouvernement. Bien entendu, ils ont tout de suite fait école : en Europe leurs émules méditent de faire subir le même sort à Paris et Bruxelles. Et bien évidemment ce genre de fantaisie ne se produira pas à Moscou ou Pékin.

Car le droit de manifester constitue une liberté fondamentale dans une démocratie, mais il n’autorise pas de bloquer la circulation et de klaxonner sans cesse. Ces manifestants cumulent deux ignorances : celle de leurs institutions qui permettraient d’agir sur la gouvernance dans une parfaite légalité, sans empoisonner les habitants de la capitale ; celle du bienfondé des mesures prises par les autorités publiques pour contenir l’épidémie de façon à ne pas déborder les hôpitaux. Comme ils ne connaissent rien en Droit ou en Biologie , il s’inventent au nom de la liberté le droit d’agir comme si ces sciences n’existaient pas. Moins on en sait, plus on croit savoir. Car on ne sait pas ce que savoir veut dire.

Même en Suisse il se trouve des citoyens pour manifester dans le même sens, en allant jusqu’à envahir la place fédérale et à tenter de forcer les barrages. A force de se renseigner sur les réseaux sociaux, ils sont persuadés d’une part que la Suisse est devenue une dictature et d’autre part que la lutte contre l’épidémie est complètement aberrante. Sur ce dernier point, ils nourrissent une foule de croyances, qui sont à la fois simultanées et contradictoires : le virus a été fabriqué délibérément dans un laboratoire pour pouvoir produire des vaccins ; les vaccins ne servent pas à protéger ni de la maladie, ni de la contagion ; les vaccins produisent des effets secondaires plus graves que la maladie elle-même ; et même carrément, les vaccins tuent. Ils découvrent toujours l’un ou l’autre site sur le Web qui les conforte dans une ou plusieurs de ces absurdités. Dans les commentaires de ce blog, ils enjoignent de les consulter et expliquent que ceux-là seuls détiennent la véritable information, parce que tous les médias sont manipulés par les lobbys pharmaceutiques. Sous-jacente est une conviction dévastatrice : les experts scientifiques eux-mêmes se trompent ou sont manipulés. La seule vérité est celle qui s’oppose à la version officielle. Les professionnels de l’infectiologie sont bêtes, corrompus ou fous.

Cette croyance en une sainte ignorance commence à informer certaine démarche au niveau le plus haut. Le Conseil fédéral a rompu les négociations avec Bruxelles en ignorant ou en feignant d’ignorer qu’il y aurait des représailles, à savoir la réduction  de  la Suisse au statut d’Etat tiers, en pratique l’exclusion d’Erasmus et d’Horizon. Il en va de même pour le Royaume-Uni après le Brexit.

A cette sanction frappant la science, la réaction du gouvernement était prévisible : ces subsides de l’UE dont la science suisse est privée seront remplacés par ceux de la Suisse, qui est tellement riche. Il suffit que le contribuable paie. D’ailleurs, la Science n’est pas une activité telle qu’il faille l’insérer dans une collaboration internationale : nous sommes déjà tellement forts que nous n’avons pas besoin des autres.

Face à ce blocage, les écoles polytechniques suisses avec des universités britanniques ont lancé la campagne “Stick to Science” pour appeler les Etats membres de l’UE à une collaboration en matière de recherche. Cette vertueuse démarche n’a aucune chance d’aboutir. Le monde universitaire de l’UE n’a pas le pouvoir d’influencer les décisions de Bruxelles. D’ailleurs, ce n’est même pas dans son intérêt. Comme la recherche suisse est coupée de la collaboration avec celle de l’UE, les plus prometteurs des jeunes chercheurs cesseront de venir en Suisse pou aller la où l’herbe est plus tendre.

Pour le professeur en études européennes à l’Université de Fribourg Gilbert Casasus, invité mercredi passé dans La Matinale, la stratégie des chercheurs suisses face à l’Europe est “contre-productive”. Il les appelle à refuser les mandats du Conseil fédéral pour s’opposer à sa “position antiscience”. Gilbert Casasus estime cette démarche académique erronée : “Si les chercheurs suisses sont aujourd’hui exclus de la recherche européenne, c’est la faute, et uniquement la faute, du Conseil fédéral. Cela me fait penser à un pompier pyromane qui allume un incendie et qui appelle la caserne pour l’éteindre. Et ensuite, il prend la parole devant les médias pour dire à quel point c’est scandaleux tous ces pyromanes. Tous les chercheurs devraient refuser de prendre des mandats que leur offre le gouvernement fédéral. C’est une arme à double tranchant, mais il faut qu’il y ait une mobilisation des chercheurs suisses contre la position antiscience du gouvernement fédéral.”

Verdict sévère : la position antiscience du gouvernement. Comment est-ce possible. Simplement parce qu’il pourrait être de plus en plus influencé par le mouvement antiscience de la rue. Les manifestants contre la politique sanitaire agrègent des groupes hétéroclites : gilets jaunes, routiers, insoumis, zahdistes, partisans du New Age, naturopathes, intégristes catholiques ou évangéliques, véganes, fascistes attardés, admirateurs de Poutine ou de Trump, sonneurs de cloches. Evidemment parmi eux une bonne fraction des 10% d’illettrés complets que rejette l’enseignement obligatoire public. Au-delà les illettrés fonctionnels estimés à 30% qui sont incapables de comprendre le sens d’un texte simple ou de rédiger un rapport. Cela fait beaucoup de monde, beaucoup d’électeurs.

D’où peut provenir cette surenchère de l’ignorance, sinon de l’école obligatoire qui abandonne sa mission essentielle, celle pour laquelle elle fut fondée voici deux siècles : apprendre, simplement mais sérieusement, à lire, écrire et calculer. De l’histoire, de la géographie, des sciences naturelles, du dessin, du chant, de la gymnastique comme compléments. Mais ceux-ci, à part le dernier, sont inaccessibles à des analphabètes.

Or cette école publique est souvent entre les mains d’une certaine gauche dont l’idéologie aspire  à l’instruction du peuple. Cependant si, avec un peu d’effort et d’intelligence, l’instruction atteignait réellement ces objectifs, il y aurait moins d’ignorants, donc de déshérités, donc d’électeurs pour ce genre de parti. En toute inconscience, l’enseignement obligatoire renâcle donc à cette fonction. Le but n’est plus d’apprendre mais de socialiser dans une ambiance décontractée. D’où la réforme révélatrice de l’orthographe. Puisqu’elle demande un effort et qu’il faut tout faire pour l’éviter, abolissons l’orthographe normative, dotons la d’un flou artistique.

La démocratie repose sur des citoyens éclairés. Moins ils le sont, plus ils s’y sentent tellement mal à l’aise qu’ils préfèrent manifester dans la rue que de glisser un bulletin dans l’urne. Aux Etats-Unis, la moitié des électeurs ont été persuadés que l’élection de Biden résulte d’une fraude massive. En Suisse la moitié des électeurs s’abstiennent le plus souvent de voter, parce qu’ils ne comprennent rien aux objets proposés.

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