Une chronique politique sans parti pris

Le retour des empires

 

Partons d’une évidence. Si la Russie entreprenait la conquête de l’Ukraine, l’UE européenne ne la défendrait pas, sinon par des gesticulations économiques inefficaces. Le dessein manifeste de Poutine consiste à rétablir l’empire soviétique. Il a déjà grignoté la Crimée et le Donbass. Il a positionné des troupes en Biélorussie, en Arménie et au Kazakhstan.  Ce n’est pas l’espace qui manque à la Russie avec l’immense Sibérie, mais elle est en manque de fierté nationale. Elle ne représente pour l’instant que le résidu d’un immense empire, qui fait encore rêver.

Après 1945, l’Union Soviétique n’eut de rival que les Etats-Unis. Le monde fut clairement divisé en deux camps pendant trois décennies. A la chute du mur de Berlin, durant une vingtaine d’années il n’en a subsisté qu’un seul, l’empire américain avec ses alliés et ses colonies de fait, d’innombrables républiques bananières, son incompétence, ses maladresses politiques. Il en est arrivé à élire un président bouffon.

Un nouvel équilibre s’impose maintenant avec la montée de la Chine. Par un réflexe symétrique à celui de de la Russie, elle envisage de récupérer Taïwan et colonise subrepticement l’Afrique. Le monde redevient bipolaire par coexistence de deux nouveaux empires, chinois et américain. La Russie s’évertue à en redevenir un. Le seul qui ne se constitue pas est l’Europe.

Or elle a détenu jadis l’empire du monde. En 1914, florissaient les empires  russe, allemand, austro-hongrois, ottoman, anglais et français. En 1919, les quatre premiers disparurent. Or ils étaient bien utiles : les Ottomans maintenaient l’ordre et la paix aux Moyen-Orient, les Autrichiens dans les Balkans. Depuis ces régions sont devenues des foyers perpétuels de conflits.

En 1960, les empires anglais et français disparaissent et ne remplissent plus leurs rôles de pacification. L’armée française s’épuise à empêcher la création d’un Califat islamique dans le Sahel, sans que l’UE l’appuie sérieusement. Sans armée unifiée, ni diplomatie commune l’Europe n’est pas un interlocuteur crédible dans le destin de l’Ukraine. Poutine est l’équivalent d’un loup face à un troupeau de moutons dont le berger (américain) s’est éloigné.

Les historiens du futur pourraient considérer que Vladimir Poutine fut un révélateur de l’UE dans la mesure où il lui fit prendre conscience de sa faiblesse. Pourvu que le défi lancé par la Russie soit décrypté et compris et que le nationalisme archaïque de certains pays de l’UE cède devant une sorte d’authentique patriotisme européen. Avec 446 millions d’habitants, elle dépasse de loin les Etats-Unis (334) et la Russie (146). L’Europe fut la mère des arts et des sciences, les caravelles portugaises et espagnoles ont découvert la planète, les orchestres symphoniques du monde entier jouent les musiques composées par les Allemands et les Autrichiens. Si l’Europe est entrainée dans une future guerre, cette civilisation risque d’être détruite. Même si l’arme nucléaire ne sera pas d’un emploi assuré, on ne peut l’exclure.

Alors que l’UE ne représente pas du tout un empire, la Suisse pour l’instant s’en tient à distance pour de multiples raisons. Malgré son nationalisme, ce pays réussit remarquablement en économie. Sa population en est fière et dénigre la faiblesse de l’UE comparée à sa propre force. En même temps, elle détient la clé d’une mutation de l’UE en un seul pays.

Les pays constituant l’UE ignorent et ne peuvent même pas imaginer les secrets des institutions suisses qui assurent la stabilité d’un pays habité par quatre ethnies pratiquant des langues et des cultures différentes. Le fédéralisme, la concordance, la démocratie directe, la neutralité en constituent les quatre piliers. La plupart des pays européens sont centralisés, gouvernés en alternance par la droite et la gauche, refusant toute idée d’un référendum d’initiative populaire, animés du désir incontrôlable de s’occuper des affaires des autres.

Or, il faut tout faire pour éviter qu’une guerre impromptue n’éclate. Cela arrive parfois par inadvertance comme la première guerre mondiale déclenchée parce qu’un terroriste, par hasard serbe, avait assassiné le grand-duc héritier d’Autriche. Cela arrive parfois parce qu’on a laissé l’agresseur potentiel se réarmer comme pour la seconde guerre mondiale et que l’on n’est pas intervenu à temps. En tergiversant pour aller au secours de l’Ukraine, on risque le pire. Et l’UE ne peut que balancer faute d’une diplomatie et d’une armée commune.

Il faut que l’UE devienne à son tour un empire avec non seulement une monnaie unique, mais aussi une diplomatie crédible, une frontière sauvegardée, un gouvernement fort. Il ne suffit plus de promouvoir la science, la recherche, la formation, l’économie. Il faut assumer les pouvoirs régaliens. Le premier étant d’ouvrir l’appartenance de l’UE à tout pays qui le désire, l’Ukraine par exemple. La Suisse doit donc cesser de se demander ce que l’Europe peut faire pour elle et se demander ce qu’elle peut faire pour l’Europe. Le véritable enjeu reste la paix.

 

 

 

Quitter la version mobile