La technique et l’économie sont soumis à une rude concurrence internationale. La Suisse ne peut plus vivre seulement de ce qu’elle produisait voici un demi-siècle : de la phénacétine, des montres mécaniques, du fromage, du chocolat, des sports d’hiver. Dans le classement du PIB par habitant en 2020, la Suisse vient en quatrième position (après le Luxembourg, la Norvège et l’Irlande) avec 80 132 $ alors que les Etats-Unis en ne sont qu’à 53749$ et la France à 40 521$. Cette brillante réussite entraine des conséquences positives. La France a un taux de chômage de 8%, qui est plus du double de celui de la Suisse à 3%. Tous les matins, 300 000 frontaliers franchissent la frontière dans un seul sens. En Suisse, le revenu mensuel moyen est de 7 125 $, le plus élevé du monde ; en France de 3 533 $.
Cette réussite ne s’est pas produite toute seule : elle est le fruit de beaucoup de travail, d’ingéniosité et de créativité. Elle provient d’une industrie de pointe jouissant de travailleurs qualifiés, encadrée par les meilleurs chercheurs et d’excellents ingénieurs de développement avancé. Dès lors, il faut bien que ceux-ci soient formés quelque part. C’est pour l’instant la tâche des deux EPF. Celles-ci doivent recruter des étudiants, qui soient à la fois doués au départ, dument motivés et convenablement préparés. Pour l’instant les EPF jouent dans la cour des grands et même des meilleurs. Il faut savoir que cela dépend de la qualité de leurs recherche et que celle-ci dépend d’bord de celle des chercheurs.
La réussite de la Suisse dépend aussi de la formation à d’autres niveaux. A Yverdon on forme d’excellents ingénieurs de terrain pour encadrer la production, tandis qu’à Lausanne, on forme à la recherche et au développement. Ce n’est pas le même profil et les deux doivent être disponibles. Ailleurs encore, on attribue des CFC qui font l’envie du monde. Le prix Nobel Mayor souligna qu’il n’aurait pas réussi, s’il n’avait été soutenu par d’excellents artisans qui ont construit les instruments dont il avait besoin.
On défendra la thèse selon laquelle l’excellence technique de la Suisse doit être maintenue à tous prix. Le bien-être de tous en dépend : la solidarité sociale, la santé, la sécurité, la paix du travail, la permanence des institutions, la stabilité du droit. Mais se placer dans la compétition internationale, c’est exigeant et stressant, ce n’est pas un long fleuve tranquille. On peut comprendre que certaines personnes aimeraient revenir à la Suisse du siècle passé, voire plus tôt encore. Elles ont le droit d’exprimer cette nostalgie jusque dans les urnes par un vote identitaire. Mais elles ne peuvent présenter cette marche arrière comme un idéal opposable à tous. C’est cependant ce qui est régulièrement proposé.
La quête de l’excellence suppose beaucoup d’efforts de tous. Elle a aussi des inconvénients. Il faut recruter les meilleurs cerveaux dans le vaste monde comme continue à le faire la Silicon Valley et pas seulement en Suisse. Face à ces petits génies étrangers, d’aucuns Helvètes peuvent se sentir discriminés et s’engager pour la fermeture des frontières. Même s’ils ne sont pas au sommet de leur profession, ils devraient cependant réaliser qu’ils bénéficient de la réussite de la Suisse et donc s’abstenir de la critiquer ou de l’entraver.
La méfiance à l’égard de la Science en général se manifeste à deux niveaux. Le plus visible actuellement est la contestation de la vaccination et le refus du passe sanitaire. Lorsque des manifestations en ce sens se répandent dans les rues, lorsque le taux de vaccination stagne à 52% contre 83% à Malte, championne mondiale, et reste bien inférieur à celui du Portugal, de l’Espagne, de la France et de la Belgique, on doit se demander quelle image de la médecine se fait la population suisse. Et quel crédit elle accorde au Conseil fédéral qui ne cesse de la recommander. Trop de gens soupçonnent le vaccin Covid de ne pas être efficace, de n’avoir pas subi de test clinique ou de présenter des effets secondaires plus graves que la maladie elle-même. Les élus et les experts ont beau se porter en faux contre ces fables, trop de gens à risque négligent de se vacciner, se retrouvent aux soins intensifs et en meurent parfois. On est ici dans le déni grave de réalité. Ces victimes du Covid n’ont aucune estime pour les médecins ou les politiques : ce que ceux-ci disent n’a pas plus d’importance que les ragots colportés sur les réseaux sociaux.
Le second indice est l’indifférence massive dans laquelle la Suisse subit l’exclusion des programmes de recherches européens. Cela a commencé en 2012 par l’acceptation de l’initiative dite « contre l’immigration de masse » acceptée par 50,3% du peuple et la majorité des cantons, bien qu’elle ait été déconseillée par tous les partis hormis l’UDC. L’UE a immédiatement pris la mesure de rétorsion qui consistait à supprimer la participation entière de la Suisse au programmes Erasmus (échange d’étudiants) et Horizon2020 (programmes de recherche). Cette mesure avait été amplement prédite lors de la campagne, niée par les initiants et néanmoins appliquée immédiatement. Après coup d’aucuns ont stigmatisé l’UE pour avoir pris cette mesure. Cela n’a rien changé.
Depuis l’UE a lancé un nouveau programme Horizon Europe, qui court de 2021 à 2027 avec un budget record de 100 milliards d’euros. La Confédération est prête à y investir 5.4 milliards de francs. Néanmoins depuis la rupture des négociations en mai 2021, l’UE a rétrogradé la Suisse au rang de pays tiers. Bien qu’on ne sache pas si et comment la Suisse pourra collaborer à ce nouveau programme, cette incertitude semble ne pas déranger grand monde.
Entre 2014 et 2018, près de 1.1 milliards de francs ont été versés par Horizon 2020 à ls Suisse qui bénéficia de crédits supérieurs à son apport au budget. Et donc, paradoxalement l’UE, dont la Suisse ne fait pas partie, subventionna sa recherche., tout simplement parce que celle-ci est à un niveau d’excellence. On ne se situe pas dans la recherche de pointe si on n’est pas profondément engagé dans la coopération internationale. Ce n’est manifestement pas évident pour les électeurs suisses. Il est cependant impensable de fonctionner en vase clos. La Suisse garde et attire dans la situation actuelle un surplus de chercheurs : 54% des docteurs diplômés en Suisse demeurent dans le pays qui jouit encore de 32% de chercheurs formés à l’étrangers et importés après leur doctorat. La qualité de la recherche helvétique est évidemment la raison de ce succès en plus d’un niveau élevé de salaires et de l’agrément de la vie. C’est cela qui est maintenant en jeu. Par exemple le programme ITER, visant à démonter la faisabilité de la fusion nucléaire, apporte au Swiss Plasma Center de l’EPFL de 7 ä 8 millions de francs chaque année. Si la rupture avec l’UE était consommée, le même programme ne pourrait être poursuivi qu’aux frais du contribuable suisse. Il doit le savoir et il devrait y réfléchir avant de glisser un bulletin dans l’urne.
L’opinion publique ne perçoit que les inconvénients du progrès technique, qui sont évidents : Hiroshima et Tchernobyl, le réchauffement climatique, la surpopulation, la mondialisation, la délocalisation, le déclin des espèces biologiques, etc…Le mouvement écologiste est né de cette constatation. Cela tient tellement de place que les avantages sont gommés. Ils sont cependant très réels comme la vaccination du Covid le démontre : elle n’est pas sans inconvénient mais elle constitue le seul moyen d’éradiquer le virus et de restaurer la vie d’avant.
Au vu de ces indices de désaffection de l’opinion publique à l’égard du Pouvoir et de la Science, ne serait-il pas urgent d’un faire un éloge raisonné et équilibré plutôt que tant de critiques mesquines, de soupçons injustifiés, d’obstination populiste ? Nous allons vers une nouvelle confrontation entre savoir et ignorance, pouvoir et peuple sur l’urgence climatique. Il serait intéressant que le citoyen écoute aussi ceux qui savent et ceux qui décident, plutôt que des agitateurs irresponsables, sans aucun projet constructif. Nous ne vivons certes pas en démocratie représentative classique, mais en acratie. Encore faut-il que celle-ci soit bien tempérée. Sinon cela s’appelle l’anarchie. Et cela se paie comme les morts du Covid et les centaines de millions perdus pour la recherche. Comme le dit le proverbe latin : il est humain de se tromper et diabolique de persévérer.