A Kaboul, la débâcle de l’Occident, prétendument chrétien, face aux talibans musulmans est un classique du genre, dont la première fût la conquête de Jérusalem en 1099 par les Croisés, assortie du massacre de la population civile toutes religions confondues. Ce plus long conflit du monde se poursuivra-t-il jusqu’à ce qu’une communauté réussisse à éliminer l’autre ? De son côté, l’Allemagne vient de se prononcer sur la légitimité d’Israël à se défendre contre les missiles de Gaza. Le souvenir de ce que fut l’attitude de ce pays à l’égard des Juifs pèse lourd. Les échanges récurrents de bombes en Palestine ne sont que la lointaine séquelle de ce que fut l’antisémitisme des chrétiens pendant vingt siècles. L’acte fondateur de l’Etat d’Israël a été la Shoah qui fut l’aboutissement de plusieurs siècles d’antijudaïsme. Ces exemples, à côté de bien d’autres, démontrent que l’intrication du politique et du religieux produit le pire : le meurtre, l’attentat, la guerre, le génocide au nom de Dieu, qui deviennent des devoirs et non plus des péchés.
Les trois religions monothéistes ne peuvent s’empêcher de nourrir un conflit triangulaire. Il est insoluble parce qu’il se justifie au nom de Dieu, confisqué par chacune des religions. Les différents théologiens se rendent bien compte qu’il s’agit du même Dieu, mais ils prétendent chacun jouir d’une relation privilégiée, d’un fil direct avec le Ciel. Ils ne font pas la guerre eux-mêmes, ils la déplorent même benoitement. Mais en revendiquant chacun le monopole de la vraie religion, ils entretiennent la bonne conscience des combattants.
A un moment ou l’autre de leur histoire, toutes les religions ont été impliquées dans ce détournement spirituel. Et la guerre devient alors absolue, puisqu’elle ne se limite pas à un conflit d’intérêt, mais devient une croisade, laïque (le communisme, le nazisme) ou religieuse (Saint-Barthélemy, révocation d l’Edit de Nantes, djihad). Du XVIe au XVIIIe siècle, l’Europe a été le théâtre de cette folie. Un ultime avatar en Suisse est l’odieux et ridicule article de la Constitution fédérale interdisant la construction de minarets, et plus récemment l’interdiction de la burqa, encore plus mesquine La majorité du peuple suisse, qui ne pratique aucune religion, ne supporte pas qu’une nouvelle tradition surgisse en son sein.
Ne serait-il pas nécessaire de clarifier, de vérifier et de purifier ce que les hommes appellent religion ? Et cela vaut pour toutes les confessions, y compris le christianisme, avec ses différentes chapelles. Le critère d’une fausse religion ne serait-il pas sa prétention à être unique ? La marque des vraies religions ne devrait-il pas être la tolérance, l’humilité et le respect des autres confessions ?
Il faut que chaque croyant reconnaisse que tout autre croyant lui est semblable, ni inférieur, ni supérieur, mais distinct, inscrit dans une tradition différente, son frère dans la foi. Il n’est donc pas nécessaire ou essentiel de le convertir. La personne qui prétend avoir une ligne directe avec le Ciel est au bord de la folie et peut devenir meurtrière avec la meilleure conscience du monde. Elle finit par croire qu’elle garantit son salut éternel en supprimant les infidèles. Si elle croit en plus que ses meurtres lui assureront le paradis, elle devient un danger public.
Ceci vaut aussi pour ce qu’il faut bien appeler des religions laïques, qui nient la transcendance, et la remplacent par une idéologie : le racisme, le nationalisme, le marxisme, le productivisme, l’écologisme. Les sociétés évoluées négligent par trop leur hygiène spirituelle. Par un paradoxe révélateur, elles sont souvent crédules face à des superstitions grossières comme l’horoscope, la numérologie, la voyance, la télépathie, la géomancie, l’imposition des mains par un rebouteux. Elles sont tellement férues de rationnel, qu’elles succombent au déraisonnable parce que la Nature a horreur du vide. Elles suscitent en leur sein des jeunes affolés par leur vacuité spirituelle, qui se jettent dans le djihad en désespoir de cause.
Il n’y aura pas de paix entre les peuples s’il n’y a pas de paix entre les religions. Ou plus exactement si toutes ne conviennent pas qu’il n’y a qu’une seule religion universelle, qui inclut donc les agnostiques. Dès lors surgit une interrogation fondamentale : peut-on, doit-on organiser une Eglise quelconque sur un modèle centralisé ou bien faut-il accepter une diversité d’opinions et de pratiques, en fonction de la géographie ou de la sociologie ?
On sait par expérience qu’un modèle centralisateur de l’Etat est destructeur de l’unité réelle qu’il prétend incarner dans une uniformité de façade. Si l’on prétend imposer la même « religion » à un Suédois et à un Zaïrois, on court à l’échec, tant les cultures, les sensibilités, les circonstances sont différentes. Il serait temps que les prélats prennent la mesure des avancées de la société civile, qui est devenue plus tolérante, plus ouverte, plus bienveillante, plus respectueuse : en un mot plus chrétienne que certaines Eglises.
Nous sommes la première société où la plus large communauté est celle des incroyants et des non pratiquants de toute nature. Ils vivent en paix avec eux-mêmes parce que tout simplement ils vivent dans un pays en paix. L’Etat n’est pas organisé pour et par une coterie de riches et de généraux. Il existe une véritable solidarité à l’égard de tous les défavorisés, handicapés, pauvres, chômeurs, malades, personnes âgées, prisonniers. Ce n’est pas parfait, mais cela a le mérite d’exister. A la limite si certains, ravagés par une crise, ne parviennent plus à se nourrir, spontanément surgissent des distributions alimentaires. Le pouvoir ne se mêle plus de la sexualité des adultes consentants. La peine de mort et la torture sont abolies. Les femmes et les enfants sont moins maltraités qu’ils ne le furent ici et qu’ils ne le sont encore ailleurs. Ce sont autant de manifestations d’une véritable religion, celle qui relie entre eux tous les vivants.