Une chronique politique sans parti pris

Grandeur et petitesse

 

Que diront les historiens de la décision du 26 mai 2021 par le Conseil fédéral ? L’expérience décidera de ses conséquences, l’inexorable réalité de l’avenir indéchiffrable, plus fort que toutes les prédictions actuelles du pour et du contre. On dira en tous cas que l’arrêt des négociations avec l’UE n’était pas démocratique. Ni le parlement, ni la population n’en voulait. Comme tous les velléitaires, le Conseil fédéral s’est décidé sur un coup de tête : sans réfléchir après avoir longtemps hésité. Faute d’unanimité en son sein, il s’est précipité sur une décision qui lui permettrait au moins de ne plus douter, d’oublier, de se soustraire aux pressions. Puisqu’il était incapable de manipuler cette précieuse pièce de porcelaine que sont les accords bilatéraux, il l’a brisée par terre. Pour cet exécutif fatigué, ce fut une forme de suicide politique. Se jeter dans le vide après s’être persuadé que l’on acquerra du coup la capacité de voler.

La droite tenait à l’industrie d’exportation, à la formation et à la recherche, à ce qui rapporte à ses commanditaires. La gauche craignait que l’afflux de miséreux européens fasse baisser les salaires des travailleurs du cru. Les deux s’égalaient dans la sauvegarde des intérêts à court terme.

L’extrême droite se moquait bien de tout cela : d’une part l’université est sa bête noire, qu’elle aime rabaisser, et d’autre part une crise l’arrange puisque la misère programmée des travailleurs lui apportera des voix supplémentaires. Elle l’a donc emporté grâce au cynisme de son analyse : qu’importe le bien commun pourvu que le parti progresse. Un seul parti du centre a tenu bon, les Verts libéraux, assemblée d’esprits plus éclairés qui veulent utiliser l’économie pour promouvoir l’écologie. Les autres partis se sont décomposés dans un ni oui, ni non, bien au contraire. C’est un exemple remarquable d’acratie helvétique : si cela tournait mal, personne ne paraitrait responsable. Le Conseil fédéral s’est senti obligé de rompre car s’il avait accepté un accord, celui-ci aurait été refusé par le peuple. Son analyse n’allait pas plus loin que cette considération de petite tactique électorale.

Face à l’UE, la Suisse est petite. En territoire, en population, mais aussi en en inspiration. Pourquoi l’Europe s’est-elle donc unifiée ? Ce ne fut ni par caprice, ni par emportement, ni par hasard, mais par nécessité de survie, par un sursaut d’inspiration. Le passé du continent fut à la fois glorieux et odieux comme c’est inévitable pour tout récit historique.

Du côté pile ce furent les croisades, les guerres de religion, l’extermination des Amérindiens, l’esclavage des Africains, la colonisation, deux guerres mondiales, le génocide des Juifs. Ce fut la disparition des empires allemand, autrichien, ottoman et russe après le premier conflit, du français et de l’anglais après le second. A force de se battre pour des causes mesquines, la puissance de l’Europe s’est dissipée : en sacrifiant sa jeunesse sous la mitraille du front, elle a perdu son génie, des cohortes de savants et d’artistes, d’entrepreneurs et d’artisans. Elle a cessé d’être le foyer de la Science, de l’Art et de la Pensée.

Du côté face, ce fut l’Europe toute seule qui a unifié le monde du XVe au XXe siècle. Les caravelles portugaises sont allées jusqu’au Japon tandis que les jonques chinoises ne se sont jamais amarrées à Lisbonne. Les langues européennes, anglais français espagnol, portugais, russe se sont répandues sur la planète. La musique symphonique, la peinture, la littérature, la science furent exportées partout et constituent aujourd’hui une référence planétaire. Les modes politiques, les droits de l’homme, la démocratie parlementaire, le droit international sont copiés partout.

En 1910, la planète était le dominion de l’Europe, en 2010 elle ne l’est plus. Deux grands empires, les Etats-Unis et la Chine dominent le monde, imposent leurs produits et leurs normes. Pour rester leur égale, il faudra que l’UE devienne une Confédération, quelque chose comme une Suisse étendue à 450 millions d’habitants.

Dès lors ce qui s’est passé ce 26 mai est au minimum une occasion manquée, au pis une désertion de destin. La Suisse doit cesser de se demander quel avantage elle peut tirer ou non de l’UE, mais plutôt ce qu’elle peut lui apporter. Elle en fut le prototype, elle s’obstine à en être la négation. Si 27 Etats comprennent que leur intérêt est l’union, par quelle aberration la Suisse entend-elle l’inverse ? La réaction des syndicats, l’apeurement devant l’immigration, s’inscrit à rebours de l’esprit internationaliste qui fut l’inspiration du socialisme à sa création. La position de l’extrême-droite aurait dû les révulser. On ne s’allie au diable que pour escorter son dessein.

Le projet de l’Europe, devenir le grand pays qu’elle n’a jamais été, constitue une conclusion inespérée à une histoire sanglante. Ce fut une grande vision inventée au sortir de la deuxième guerre parce qu’il fallait échapper à un déterminisme mortifère. Ce fut celle de de Gaulle, d’Adenauer, de Churchill, de Gasperi, des ennemis qui ont eu la grandeur de se pardonner mutuellement. Ce fut un grand basculement de l’Histoire. Face auquel, supputer l’avantage ou l’inconvénient d’en faire partie relève de la mesquinerie, de la petitesse, de la bassesse. La Suisse est le cœur géographique et spirituel de l’Europe et ce grand corps ne prendra vie que si ce cœur accepte de battre pour lui.

 

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