Une chronique politique sans parti pris

Le marché est un sacré de pacotille

 

Jamais le marché ne pourra remplacer le sacré authentique, même s’il essaie de se sacraliser lui-aussi. En effet, par définition «  Le sacré fait signe vers ce qui est mis en dehors des choses ordinaires, banales, communes ; il s’oppose essentiellement au profane, mais aussi à l’utilitaire. » Or, le marché est centré sur l’utilitaire, il est le contraire du sacré, il n’offre aujourd’hui plus aucune perspective de sens au citoyen réduit au double rôle de producteur et de consommateur. La toute-puissance du marché appartient à un détournement du sacré, particulièrement subtil : il semble impossible de concevoir une économie saine qui ne serait pas en croissance perpétuelle, ce qui est impossible dans un monde fini. Hors la soumission au marché, il n’y a pas de sortie de la pandémie. La vie y est moins sacrée que la préservation de l’économie.

Le sacré n’est pas toujours confiné au religieux au sens étroit. Il se dévoie et s’instrumentalise en politique et maintenant en économie. Le marxisme considérait la dictature du prolétariat comme la finalité de l’Histoire. Le nazisme organisait le culte de la nation allemande dans de grandes mises en scène à caractère liturgique. Aujourd’hui encore, Israël est une construction politique fondée sur l’appartenance au judaïsme, tout comme l’Arabie saoudite l’est sur l’appartenance à l’Islam.

Le nœud du drame perpétuel au Moyen-Orient se situe justement en Palestine. Deux peuples se disputent le même territoire dans un corps à corps qui vise à l’élimination de l’un des deux. Les tentatives de pacification se heurtent à une fin de non-recevoir, tellement catégorique qu’elle ne peut trouver sa source que très profondément, bien au-delà du simple nationalisme. Il s’agit d’une guerre de religion triangulaire opposant les trois monothéismes, réduits à des sacrés dévoyés. Chaque partie combat les autres au nom de Dieu, alors que ces trois religions confessent le même Dieu unique.

On exagère actuellement la responsabilité du Coran dans cet imbroglio. Certes, des islamistes suicidaires se réclament d’une sacralisation abusive de certaines sourates. Et l’idée se répand dans l’Occident que, par son adhésion à un texte sacré émanant selon la tradition de Dieu lui-même, l’Islam serait intégralement une religion agressive. Or, dans le Coran le djihad signifie l’effort par excellence, la philosophie d’une lutte permanente, physique mais aussi intellectuelle et non une guerre à outrance. Et ce n’est pas tellement de cette insupportable dérive islamiste que l’Occident a peur, mais subrepticement du rapport sérieux de l’Islam au  sacré, qui est radicalement opposé à la religion du marché.

Le vrai reproche formulé en Occident à l’égard de l’Islam est son influence sur ses fidèles. Prier cinq fois par jour, jeuner un mois, pratiquer largement l’aumône, effectuer le pèlerinage autant de démonstrations d’adhésion à un sacré authentique et autant de reproches à un Occident largement déchristianisé. Mis à part un frange d’identitaires qui se cramponnent abstraitement au concept de racines chrétiennes . Durant des siècles, la dérive politique du sacré chrétien constitua une persistance du paganisme romain, où la religion impériale n’avait rien à voir avec la spiritualité, mais avec l’ordre public dont elle était la caution sacrée. A rebours, le message de Jésus de Nazareth est moins de l’ordre du sacré que de celui de la sainteté. La collusion avec le pouvoir y est condamnée (« Mon Royaume n’est pas de ce monde »). L’alliance s’exerce à l’égard des plus faibles et non des plus forts.

En parallèle à l’abandon du sacré en politique, le désenchantement du sacré en science fut l’œuvre du christianisme. La Nature n’est plus le jouet de divinités fantasques, tantôt hostiles, tantôt bienveillantes. On ne lui commande qu’en obéissant à ses lois et non en suppliant qu’elles soient violées par un Créateur omnipotent, à l’image des autocrates de jadis. Dès lors la fonction du christianisme n’est plus de fournir de fausses explications à la Nature, ni de garantir le trône des puissant. C’est en Occident que la science s’est développée, avec ses outrances du rationalisme et du matérialisme. La disparition du sacré en politique créa un vide qui ne pouvait demeurer. L’adhésion réfléchie et enthousiaste à la science est trop abstraite pour y suffire ; l’attrait de ses retombées économiques l’emporte.

Dès lors le seul sacré de l’Occident est devenu maintenant l’idolâtrie du marché. Sa « main invisible » assure prétendument à la fois le progrès des techniques, la répartition optimale des richesses et la promotion des meilleurs. On peut l’amadouer en consentant une politique sociale, mais sans trop empiéter sur l’indispensable croissance fondée sur les bénéfices des entreprises. A titre d’exemple, on ne sortira de la pandémie qu’en reprenant la croissance. C’est là-dessus que compte la Bourse pour s’envoler. La vaccination est le privilège des nations riches. La production des vaccins est une source de profit extraordinaire. La pandémie a exacerbé les inégalités entre nations et au sein des nations.

Le marché contemporain a développé un outil de propagande extraordinaire : la publicité commence par faire croire que l’on a envie de ce dont on n’avait jamais eu besoin, puis que l’on a impérativement besoin de ce dont on a maintenant envie. Ce tour de passe-passe créateur d’une croissance indéfinie est l’équivalent de la radicalisation des religions du Livre dont chaque phrase est prétendument d’origine divine. Il est devenu impossible d’imaginer un monde sans publicité, car celle-ci finance une foule d’activités culturelles, sportives, politiques. Nous sommes littéralement englués dans un sacré de pacotille comme le furent au siècle passé nazis et communistes, comme le sont encore aujourd’hui les islamistes ou les identitaires chrétiens.

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