Une chronique politique sans parti pris

Les malheurs instructifs

 

Parmelin a échoué à Bruxelles comme tout le laissait prévoir. Non pas de son propre chef, ni de celui du Conseil fédéral, mais sous le chantage permanent d’une consultation populaire qui réduirait à néant tout accord conclu avec l’UE. Il n’est même pas nécessaire que le peuple suisse se prononce, il suffit qu’il menace de le faire.

Le même jour, l’Amérique de Joe Biden s’est engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique, comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. C’est que l’épidémie de Covid enseigne depuis un an aux peuples favorisés qu’ils ne sont pas à l’abri d’un fléau de la Nature, dont les effets dépassent tout ce que l’on avait prévu. Ainsi a-t-on compris finalement que le réchauffement climatique pourrait engendrer des effets encore plus catastrophique qu’une épidémie virale, qu’ils n’auraient aucune fin et qu’ils s’aggraveraient de plus en plus. Les conséquences de l’épidémie ont servi de leçon.

Ainsi, au même moment la Suisse campe sur ses positions tandis que l’Amérique fait volte-face.

Pourquoi cette immobilisme suisse ? Où se situe cette différence radicale entre la volonté de faire l’Europe à 27, malgré les difficultés et les discordances, et le refus absolu de la Suisse d’en être, refus insurmontable du peuple et non du gouvernement ?

C’est que tous les Européens, sauf les Suisses, ont connu le malheur. Deux guerres mondiales pour la plupart. Des dictatures fascistes dans les pays du Sud. Des dictatures communistes à l’Est. La seule façon de se prémunir contre ces fléaux du passé est de s’unir. Car la Russie est toujours désireuse de récupérer les pays baltes et capable de s’y livrer. Car les pays méditerranéens ont une tendance naturelle à sombrer dans la dictature. Car les Français et les Allemands entretenaient la sale habitude de s’entretuer sous n’importe quel prétexte et que cela peut leur reprendre.

En revanche, les Suisses souffrent d’être les plus heureux des Européens. Ils sont passés à côté des deux guerres mondiales du siècle précédent, alors que la position centrale du pays le désignait apparemment comme un champ de bataille tout naturel. Mais l’abondance des montagnes découragea les états-majors qui préfèrent la plaine du Nord pour y faire de jolis plans de bataille. La Suisse n’a donc pas besoin de l’Europe pour éviter les malheurs. Ce pourrait être considéré comme un privilège, c’est peut-être une malédiction.

Cette particularité porte un nom, on l’appelle « suissitude », par analogie avec vicissitude et béatitude. En risquant une définition, on pourrait dire que c’est la vicissitude de la béatitude, le malheur de l’homme heureux, la souffrance de la santé, l’ennui de la réussite. Quand on a tout, on ne désire plus rien.

En évacuant leur pays de l’Histoire tragique des hommes, les Suisses se sont aussi exclus du destin commun. En se fixant des objectifs simples, ils les ont atteints sans difficulté. En diluant les problèmes, ils n’ont pas acquis la capacité de les résoudre. En filtrant leurs perceptions par l’éducation, la culture, les coutumes, la religion, ils n’ont rien laissé subsister qui puisse étonner voire scandaliser. En tenant l’étranger à distance, aussi bien dans les relations internationales que dans les procédures de naturalisation, ils ont perdu la possibilité de se confronter à l’autre. En définissant un citoyen modèle, propre sur sa personne, méticuleux dans son logis, conforme dans ses opinions, assidu dans son travail, ponctuel dans son horaire, ils n’ont rien visé que d’ordinaire mais avec un tel souci de perfection que cela en devient extraordinaire. Les autres en sont incapables et c’est bien pour cela qu’ils sont autres.

Il faut protéger la Suisse de ces autres. Mais la protéger de qui exactement ? De tout ce qui n’est pas Suisse. A l’extrême rigueur, on pourrait accepter les Scandinaves qui sont tout autant démocrates, les Anglais qui sont si bien élevés, les Américains qui sont puissants, les Saoudiens qui achètent tellement de montres. Mais les autres, les autres autres ! Les Portugais, les Grecs, les Bosniaques. Ils sont inassimilables.

Pour ne pas parler des Syriens ou des Afghans. Ceux-là il n’est pas possible de les intégrer, maitre mot de la procédure de naturalisation. Ils ont même une religion différente, une véritable provocation! Si on en tolère plus qu’une infime minorité, si on ne les parque pas dans des hôtels désaffectés, des casernes, des refuges de haute montagne, ils finiront par diluer notre essence quasi divine de peuple élu Si les Maliens se noient dans la Méditerranée, cela a un sens, c’est une métaphore de leur projet insensé de vouloir devenir Européen quand on est Africain. Pire que du désir d’être Suisse quand on n’est qu’Européen.

La négociation de Bruxelles serait-elle donc dans une impasse définitive ? Il ne faut jamais dire jamais. Une fois les accords bilatéraux dénoncés par l’UE, la Suisse pâtira forcément. Jusqu’où, jusque quand ? Impossible de le prévoir. Si les malheurs s’accumulent, si le marché d’exportation se rétracte, si la recherche suisse périclite, si les revenus baissent, elle apprendra une leçon et se résoudra alors, contrainte et forcée à adhérer. On ne le souhaite pas, mais il faut l’envisager. L’Histoire est faite de malheurs instructifs, les seuls aux quels les peuples sont attentifs.

 

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