Une chronique politique sans parti pris

Réflexion pascale : le pouvoir et le sacré

 

 

Même si on n’en est pas conscient, la religion est un problème éminemment politique en Suisse, comme elle l’est d’ailleurs toujours et partout, sans que cela se sache, ou sans qu’on veuille le savoir. Certes, on n’en est plus à sacraliser ouvertement le pouvoir politique en le nantissant d’une religion d’Etat, pratiquée obligatoirement par tous les citoyens, sous peine de persécution. Alors que les Eglises établies ne font plus de politique aujourd’hui en s’abstenant d’influencer (trop) visiblement le pouvoir, des partis (exPDC, PEV, UDF, UDC) instrumentalisent les religions en tant que référence électorale ou électoraliste.

La Confédération suisse n’a pas de religion d’Etat unique. Cependant la réalité est plus subtile. Car les premiers mots inscrits dans la Constitution  sont “Au nom de Dieu Tout-Puissant!”, ce qui présume l’existence d’une ou de plusieurs religions, ou du moins que la majorité de la population soit théiste. La Suisse a très bien vécu avec deux religions chrétiennes, catholique et réformée, que subventionne généreusement aussi un cinquième de la population, de sentiment agnostique.

Mais ce n’est pas l’essentiel, car cet exorde va beaucoup plus loin. Il signifie que tout ce qui va suivre n’est pas d’inspiration humaine. Ce n’est pas le bien commun supputé à partir des intérêts particuliers qui fonde l’Etat. La norme est transcendante. On verra tout de suite qu’elle est tellement exigeante qu’elle dépasse les forces humaines. Elle fixe un idéal inatteignable. C’est bien la définition de tout idéal.

Le reste du préambule explicite un programme évangélique :

« conscients de leur responsabilité envers la Création, résolus à renouveler leur alliance pour renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde, déterminés à vivre ensemble leurs diversités dans le respect de l’autre et l’équité, conscients des acquis communs et de leur devoir d’assumer leurs responsabilités envers les générations futures, sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres. »

Ce programme fait écho à certaines des Béatitudes :

Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux.

Sur cette norme pourra se mesurer l’écart du pays réel avec ce Royaume mythique.

En France c’est apparemment l’inverse, en ce sens que depuis 1905, la République ne reconnaît, ni ne subsidie aucune confession. Ce n’est pas tout à fait vrai puisque l’enseignement libre catholique est en partie subsidié. En sens inverse, la laïcité à la française inspire parfois des démarches ridicules et odieuses (interdiction de crèche à Noël) qui font penser à une religion de l’Etat, pas très loin du stalinisme. Une initiative présente des évêques en démontre toute l’ambiguïté.

La « Lettre des évêques de France aux catholiques sur la lutte contre la pédophilie mentionne un « pouvoir sacré » qui aurait été détourné de son objectif. « Nous, prêtres et évêques, ordonnés, nous recevons du Christ Pasteur et Serviteur un « pouvoir sacré ». Pour vous, fidèles, qui, avec nous, recevez la grâce de la foi, ce « pouvoir » est source de vie, de consolation, de force, de paix et de liberté intérieure. Or, de ce pouvoir, il est possible d’abuser. Comme tout pouvoir, celui-ci peut servir à exercer une emprise et à établir un rapport de domination. »

Si ce texte reconnaît le détournement du pouvoir, il ne remet pas en cause l’existence, la légitimité et la pertinence de celui-ci. Même s’il a été abusé, il serait normalement : « source de vie, de consolation, de force, de paix et de liberté intérieure ». Et dès lors justifié malgré ses dérives. Impossible de le remettre en cause. C’est bien le nœud du problème. Existe-t-il un ordre du sacré ? Fonde-t-il certains pouvoirs, comme celui attribué par ordination aux prêtres catholiques français d’être dispensateurs exclusifs de certains sacrements et aux évêques d’être les seuls à attribuer ce pouvoir sacré par l’exercice d’un pouvoir encore supérieur ? Dans la plupart des diocèses du monde, l’expérience a démontré que ce pouvoir sacré grise certains esprits, les pousse au crime et leur permet de s’en absoudre eux-mêmes.

La faiblesse des hommes comporte une tentation universelle dans l’exercice de tout pouvoir, de toute nature, mais a fortiori quand il s’appuie sur une élection qui se postule divine. « Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. » comme l’a décelé John Acton. Cela se vérifie partout déjà dans la tentative malheureuse d’un secrétaire communal, puisant dans la caisse publique pour rembourser des dettes de jeux ou offrir un colifichet à sa maîtresse clandestine.

Dans la société civile démocratique, les différents pouvoirs s’équilibrent aujourd’hui du fait de leur séparation, du moins en principe. Obligatoirement élus, les titulaires ne disposent que d’une compétence limitée dans son objet et sa durée : le pouvoir leur est prêté par la Nation et subordonné au bien public. En Suisse on adopte une position extrême : c’est une acratie, personne ne dispose du pouvoir puisqu’il est exercé collectivement par le peuple des citoyens. Dans l’institution ecclésiastique, tous les pouvoirs, attribués par cooptation, sont toujours amalgamés et attribués à vie. Cette singularité historique est-elle encore valide ?

La collusion entre le pouvoir et le sacré est traditionnelle. Car la vocation première des religions fut de conforter le pouvoir, selon l’adage ejus regio, cujus religio (à chaque pays sa religion). En Suisse, à chaque canton sa confession. C’est fatalement une exclusion de l’étranger, puisqu’elle fonde l’appartenance nationale ou même régionale. Depuis l’Edit de Milan en 313 et pire encore celui de 380, légalisant et imposant le christianisme dans l’Empire romain, jusqu’à la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis en 1776, séparant l’Etat des multiples Eglises, le christianisme fut rabaissé en religion d’Etat, initiatrice des croisades, des pogroms et des guerres de religion.

On pourrait croire ces combats périmés. Mais la collusion entre le pouvoir et le sacré persiste. Comme il n’y a que deux sources possibles au pouvoir, Dieu et le peuple, il est tentant de convaincre ce dernier que Dieu lui appartient en exclusivité. A l’image des rois de France se faisant sacrer à Reims, Napoléon Bonaparte mit en scène une cérémonie impie à Notre-Dame en convoquant à Paris Pie VII, comme un vulgaire chapelain. Plus récemment, Poutine fait étalage d’une piété démonstrative. Et Trump se fit photographier une Bible en main.

La véritable question est de savoir si ces racines-là sont réellement chrétiennes ou si elles en constituèrent une perversion radicale. Dans son essence – et non dans son histoire –, le christianisme n’est en rien une religion de l’exclusion, de la xénophobie et de l’intolérance. Abraham, le père mythique des trois religions monothéistes, était un sémite errant. Paul de Tarse proclame qu’il n’y a plus grec ou juif, homme ou femme, maître ou serviteur, mais que tous ont une égale dignité et sont tenus à la solidarité au-delà des limites du clan.

Ces fameuses « racines » chrétiennes» sont donc celles d’un chiendent qu’il faut arracher. ­Or, elles ne perturbent pas seulement le jeu du pouvoir politique, elles perpétuent le sacré dans la religion : le magique, l’initia­tique, le spectaculaire. Elles ­s’incarnent dans des rites bizarres, des apparitions problématiques, des miracles supposés, des morales infantilisantes, des clergés autoritaires. « Dieu» intervient dans le monde selon son bon plaisir, viole les lois de la Nature, protège les uns (Gott mit uns) et renverse les autres, surveille jalousement chaque individu.

Colonel, gendarme et juge, « Il » a naturellement partie liée avec le pouvoir politique et ses institutions. Cela constitua par l’édit de Milan en 313 une régression dans le paganisme romain, où la religion n’avait rien à voir avec la spiritualité, mais avec l’ordre public dont elle était la caution sacrée. Il en subsiste des traces dans les Amériques et dans l’Est de l’Europe. A rebours, le message de Jésus de Nazareth n’est pas de l’ordre du sacré, mais de celui de la sainteté. La collusion avec le pouvoir y est condamnée (Mon Royaume n’est pas de ce monde). L’alliance s’exerce à l’égard des plus faibles et non des plus forts.

Dans l’Europe vieillissante, désenchantée et matérialiste, il est néanmoins profitable en politique de déterrer les « racines chrétiennes». Les partis populistes tentent ainsi de sauvegarder un électorat perturbé en le rempotant dans un terreau nourricier. Car leur véritable objectif est d’entraver la montée de l’islam, dépeint comme une religion étrangère, donc forcément fausse.

Depuis quelques décennies, les églises se vident de tous ceux qui les encombraient uniquement par croyance au sacré et par dévotion au pouvoir : appartenance à un groupe social, respect de la tradition familiale, culte rendu au divin afin de se concilier ses faveurs. Depuis que les églises ne sont plus les temples du pouvoir, ­inutile pour eux de s’y ennuyer. Mais paradoxalement ces croyants non pratiquants sont les premiers qui se réclament des ­racines chrétiennes, pour exclure aujourd’hui les musulmans, comme jadis ils le firent des juifs : pas de minarets, pas de burqa.

Le désenchantement du sacré fut l’œuvre paradoxale du christianisme. La Nature n’est plus le jouet de divinités fantasques, tantôt hostiles, tantôt bienveillantes. On ne lui commande qu’en obéissant à ces lois et non en suppliant qu’elles soient violées par un Créateur omnipotent, à l’image des autocrates de jadis. Dès lors la fonction de la religion n’est plus de fournir de fausses explications à la Nature, ni de garantir le trône des puissants, ni de remplir les églises de fidèles contraints, ni de garder à leur place les pauvres, les humiliés et les offensés.

Les véritables racines du christianisme sont l’ouverture à tous et la solidarité avec les plus faibles. Les assimiler à la fermeture sur soi en politique ou de façon équivalente à l’égotisme (sacré) d’un clergé constitue une perversion radicale du message. Toute référence à un « pouvoir sacré » formule sa propre condamnation. Il a perverti universellement ceux qui croyaient en disposer. Ils purent aller tranquillement jusqu’à violer un enfant sans se sentir coupable.

Jacques Neirynck

 

 

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