Une lettre, arrivée cette semaine sur le bureau du syndic de Lausanne, Grégoire Junod, reproche à la Ville de soutenir «un spectacle négationniste des crimes commis par Assad contre la population civile syrienne». Intitulée «Les chutes d’Alep», la pièce en question est programmée ce printemps dans quatre théâtres romands. Son auteure, la Vaudoise Myriam Demierre, a reçu en 2019 une bourse de 90’000 francs, financée à parts égales par la Ville de Lausanne et l’État de Vaud. Elle y critique la vision du conflit syrien donnée par les médias occidentaux. «Alep a été réunifiée, nos médias appellent ça la chute d’Alep et les habitants parlent de libération. C’est là que je me suis dit qu’il faudrait creuser». C’est tout ce que l’on peut en savoir, faute de disposer du texte.
Cet incident, fondé ou exagéré, est typique des dérives d’une culture subventionnée, qui n’a pas de normes et qui englobe de plus en plus de manifestations déjantées. On a assez répété que la culture a été mises à l’arrêt par l’épidémie et qu’il est urgent de la soutenir, parce qu’elle seule peut donner sens aux difficultés que nous traversons. De quelle culture s’agit-il ?
Est-ce à dire qu’il faudrait mettre en scène des spectacles de Lausanne frappée par le Covid, publier des livres sur le sujet, barbouiller une toile n’importe comment et l’intituler Epidémie. Ces démarches s’inscriraient dans l’actualité immédiate, mais elles négligeraient l’impératif fondamental de tout acte culturel : prendre de la distance, transposer, transformer le présent, l’identifier au passé, transcender le réel et l’actuel dans une perspective supérieure, ne pas rester au ras des pâquerettes. Pour renseigner sur l’opinion des habitants d’Alep, il y a des reportages, si possible objectifs et sans parti pris. Mais pour déchiffrer le sens de l’épidémie actuelle, il faut se tourner vers de grands classiques, Œdipe de Sophocle ou la Peste de Camus. Vers la culture. Authentique.
Il en est de même pour la catastrophe syrienne. Si l’on y prend parti dans une pièce de théâtre, cela relève de la controverse et pas de la culture. Le sens d’un événement n’est pas dans la distinction entre les bons et les mauvais, mais dans le dépassement de tout jugement.
Quand on n’a rien à dire, il est toujours possible de contredire. De verser dans le déni de réalité. L’exemple historique est le négationnisme des camps d’extermination nazis par des publicistes et des humoristes (?) français en mal de notoriété. Mais il y en a d’autre dans l’actualité. Par exemple la banalisation de l’accident de Fukushima, où l’on va jusqu’à prétendre que l’accident n’aurait pas causé un seul cancer : le but est bien évidemment de remettre en selle le nucléaire. Trump, Bolsonaro et Johnson ont minimisé l’épidémie de Covid pour dissimuler l’impréparation des pouvoirs publics : les populations ont payé un lourd tribut à ce risible et odieux déni de réalité.
Ainsi en est-il de la Syrie. Il est bien établi que la guerre menée par Bachar El Assad contre son peuple a fait 387 000 morts civils et fait fuir plus de cinq millions d’habitants. Que cette guerre a été menée en violation de toutes les règles qui tentent d’en limiter les horreurs : bombardement des populations civiles, utilisation des gaz de combat, torture dans les prisons. Que la bataille a été gagnée par des puissances étrangères, Iran, Russie, Turquie. Que le dictateur est l’objet de poursuites judiciaires internationales pour crimes contre l’humanité. Ce sont des faits, pas des opinions.
La Vaudoise Myriam Demierre, agente de voyage de son métier, visitant ce pays pour se renseigner, tombera naturellement sur des partisans du dictateur, qui nieront les fautes commises par le régime. Comme le Moyen Orient est le lieu d’affrontements entre communautés opposées qui débouchent sur des guerres civiles inextricables, un étranger n’y comprendra pas grand-chose. Si elle s’engage dans une démarche partisane, à rebours du politiquement correct et de la matérialité des faits, l’autrice n’apporte aucune information mais s’assure une notoriété fondée sur le plus grand scandale possible.
Cet incident est révélateur de la dérive de la culture d’un petit pays (trop) riche qui dispose de moyens disproportionnés par rapport à sa capacité de création et qui subventionne sans discernement à peu près n’importe quoi. A toutes les époques, on n’a forcément pas la chance de trouver Ramuz, Dürrenmatt ou Jacottet, Goretta, Tanner ou Reusser, Valloton, Hodler ou Anker. ( Ont-ils été convenablement soutenus du reste ?) Faute de génie, on se rabat sur le plus médiatisé, celui ou celle qui a créé le plus grand scandale en allant à contre-courant du bon sens et du bon goût. Par principe tout se vaut.
Le plus illustre, le « plasticien suisse », Thomas Hirschhorn a pour seule qualification de bousculer les codes établis et le politiquement correct. Dans ses « installations », il n’y a à contempler qu’un grand désordre à base d’objets récupérés, une sorte de décharge publique dont la laideur agressive se veut une nouvelle forme d’esthétique. Cela suscite cependant l’approbation du milieu professionnel de la culture, qui le prend au sérieux.
On peut en dire autant du plus grand centre théâtral de Lausanne à Vidy. La direction actuelle se sentirait déshonorée de présenter un véritable spectacle de théâtre, mettant en scène une pièce du meilleur répertoire, Racine, Molière, Feydeau, Tchekhov, Shakespeare. Il n’y en a que pour la création contemporaine, comme si celle-ci pouvait à tout instant rivaliser avec plusieurs siècles de véritable culture. Comme si le passé n’avait plus aucune valeur par rapport au présent. Le résultat tangible a été la fuite de la moitié des abonnés, habitués lors des décennies antérieures à l’excellence d’un foyer de culture authentique.
L’Orchestre de Chambre de Lausanne est frappé de la même maladie. Entre un Rossini et un Schubert est insérée une commande de l’OCL à un compositeur anglais contemporain, Julian Anderson. A chaque concert le sandwich est le même : entre deux œuvres du répertoire pour attirer les spectateurs, on leur impose une œuvre inaudible, ennuyeuse et prétentieuse pour la seule raison qu’elle est contemporaine et que c’est une création. Le résultat est toujours le même : une partie de l’auditoire se réfugie au bar. Si cette œuvre était placée en queue de programme, la salle se viderait intégralement. C’est la raison du sandwich.
Et donc le subside insolite, attribué à l’autrice Demierre, n’est qu’un élément extrême dans la politique anti culturelle de la Ville de Lausanne, enferrée dans une obsession de l’« art vivant », au détriment de toute exigence sur la qualité d’une œuvre. Dans le passé, il y eut des époques et des lieux de culture remarquables, les Médicis à Florence, Louis XIV à Paris, au XIXe siècle Vienne pour la musique et Paris pour la peinture et la littérature. Ceux qui commandaient les œuvres étaient des personnes, dont le goût avait été formé par une longue éducation dans un milieu privilégié. Tel n’est plus le cas, lorsque les commandes émanent du pouvoir politique dans une démocratie. Le peuple porte légitimement au pouvoir des politiciens qui le représentent au mieux, mais qui ne sont pas des spécialistes d’une culture à laquelle leur milieu familial ne les a pas préparés. Ils sélectionnent aveuglément tout ce qui les interloque, dans l’idée que le grand art doit être incompréhensible et ennuyeux.
Telle est la politique quand elle se mêle de culture. D’une part l’extrême-droite ne jurera que par le cor des Alpes et le yodel, d’autre part la gauche bobo portera aux nues Thomas Hirschhorn et Myriam Demierre. A tout prendre on préfère encore les premiers, qui ont au moins un certain talent, alors que les seconds ne sont que des agitateurs médiatiques qui impressionnent des décideurs désemparés. Quand la culture est investie par des idéologies politiques, elle cesse de vivre, elle se dessèche, elle s’atrophie, elle devient une autre sorte d’académisme. Ce n’est pas en tentant vainement de persuader les Lausannois que Bacher El Assad est le sauveur de la Syrie qu’on les consolera de l’épidémie.