Le comité d’Egerkingen a parfaitement atteint son objectif : diviser en deux l’électorat suisse pour ensuite capitaliser une moitié en faveur de l’UDC. L’initiative n’aura donc aucune incidence sur la réalité puisqu’elle ne la visait nullement. Comme le masque chirurgical est largement obligatoire, même après l’extinction très improbable de l’épidémie, personne ne pourra être sanctionné pour son utilisation. Se masquera qui voudra : fomenteurs de hold-up, émeutiers, femmes musulmanes.
La très éventuelle sanction de la burka et analogues est laissée à la libre interprétation des cantons, dont certains se sont prononcés contre l’initiative. Il est prévisible qu’à Interlaken, Genève, Davos et Gstaad des burkas déambuleront sans aucun risque de se faire arrêter ou amender. C’est un coup d’épée dans l’eau, comme cela a été planifié dès le début.
En dehors d’une incitation directe à devenir suppôt de l’UDC, la réussite de l’initiative aura l’effet de remettre dans le circuit l’appartenance confessionnelle. Voici un siècle, le pouvoir populiste s’est établi en suscitant le mépris, la suspicion et la haine des Juifs, pas seulement en Allemagne mais dans la plupart des pays européens. Pour le siècle à venir, ce soupçon frappera tous les musulmans, même et surtout ceux qui sont parfaitement respectueux des lois de la Suisse. Il y a 200 000 femmes musulmanes en Suisse et elles seront affectées par l’opprobre lancé sur 30 d’entre elles. Certaines seront tentées de les rejoindre, simplement pour affirmer leur liberté. Il y aura donc plus de porteuses de burkas qu’auparavant, ce qui est tout à fait le but d’Egerkingen. Eventuellement un terroriste venu de l’étranger commettra sur le territoire suisse un attentat afin de sanctionner la position antimusulmane de la Constitution.
Ce serait tout bénéfice pour Egerkingen. Il y aurait enfin une guerre de religion qui permettrait d’opposer les Suisses de souche aux autres. Il y aurait enfin des violences, des insultes, des passions. Moins de raison, de tolérance et de Droit. Une régression dans les siècles antérieurs, attisée éventuellement par la poursuite de l’épidémie, le chômage, une crise économique. Loin de réanimer les Eglises chrétiennes, cette initiative suscitera des sectes fanatiques.
Si l’on voulait éviter cette dérive, il faudrait aborder de front la relation interreligieuse. La Suisse n’est pas cet Etat laïque à la française, qui prône en fait une religion de l’Etat au détriment de toutes les autres, une sacralisation de la République. En Suisse, les religions sont reconnues et subsidiées par la plupart des cantons dont c’est la prérogative. Les règles pour cette reconnaissance ont été élaborées en faveur des Eglises chrétiennes et éventuellement du judaïsme. Pas pour l’Islam qui compte environ 5% de la population. Cela permet de le blâmer d’accepter des subsides l’étranger. Etre musulmans, c’est être un peu moins Suisse que normalement, c’est être un pion de l’étranger, une menace pour l’ordre public.
Effectivement, les deux initiatives contre les minarets et la burkas ont accrédité le préjugé selon lequel l’Islam serait une religion dangereuse, prônant la violence, en oubliant que l’on peut trouver dans la Bible tout autant de prescriptions dans ce sens. C’est chaque fois prendre au pied de la lettre des écrits datant de nombreux siècles et reflétant les préjugés de l’époque. Ce qui est interprété selon la justesse de la critique historique pour le christianisme ne l’est pas pour l’Islam.
Les musulmans suisses n’ont jamais perturbé l’ordre public, a fortiori commis d’acte terroriste. Il n’y a donc pas d’autre raison de les humilier que de promouvoir l’intolérance religieuse, qui est elle directement contraire aux valeurs inscrites dans la Constitution. Les initiatives d’Egerkingen ont donc pour but de saper les fondements de la Suisse en prétendant les consolider. En se drapant dans les plis d’une démocratie intransigeante, il pousse celle-ci jusqu’à la contradiction puisque son but est la prise de pouvoir par tous les moyens.
En plus la démarche d’Egerkingen témoigne d’un génie politique tout à fait exceptionnel. Le choix du sujet de l’initiative antiburqa est particulièrement pervers : par sa nature, il divise le féminisme qui ne peut ni l’appuyer, ni la refuser sans se mettre en contradiction. C’est un coup de maître. Attirer dans les rangs d’un parti machiste, des féministes convaincues est le sommet de l’art. Déceler la faille d’une contradiction chez l’adversaire et l’exploiter est un marchepied pour le pouvoir.
Enfin débattre d’un problème inexistant détourne l’attention des véritables problèmes pour lesquels le populisme n’a aucune solution : l’épidémie et la transition climatique. Cela permet de critiquer les efforts du pouvoir existant sans même proposer des solutions qui constitueraient une alternative. Cela permet de saper ce pouvoir puisque le but véritable est de le confisquer.
Dès lors, on peut à la fois regretter que les promoteurs des ténèbres soient tellement plus habiles que les enfants de lumière et en tirer une conclusion évidente : tout citoyen suisse désireux de faire une carrière politique réussie, sans se fatiguer, sans se prendre la tête, dans une indifférence totale à quelque conviction que ce soit, doit accéder aux rangs du parti populiste. Si vous ne pouvez pas battre vos adversaires, il vous reste à les rejoindre.