Une chronique politique sans parti pris

La sacralisation du peuple

 

Pendant très longtemps la politique a été l’attribut d’un chef. Il cumulait tous les pouvoirs, sans autre légitimité que sa naissance ou sa violence. Cependant, pour compenser cet arbitraire, il ne manquait jamais de chercher une caution du côté des autorités spirituelles ou réputées telles.  Le roi de France était sacré à Reims parce que le premier d’entre eux, Clovis y avait été baptisés. Dès lors qu’il s’est proclamé empereur, Napoléon n’a eu de cesse que de déplacer le pape à Paris pour s’y faire sacrer dans une cérémonie sacrilège. Pendant longtemps la religion du citoyen devait se conformer à celle du prince selon le principe latin cujus regio, illius religio :  la religion du peuple est celle du souverain. Sans religion, pas de pouvoir assuré. Poutine l’a bien compris en feignant de se reconvertir à la foi orthodoxe.

Il y a encore des chefs (Xi Jin Ping) et des prétendants chefs (Trump, Erdogan, Orban). Mais il existe aussi de véritables démocraties, où le pouvoir est exercé par un(e) élu(e) interchangeable et provisoire, dûment modéré(e) par des contre-pouvoirs. La Suisse a poussé cette logique jusqu’au bout : il n’y a pas un chef, mais sept ; en dernière analyse ce que le Conseil fédéral a essayé de faire, le peuple peut toujours le défaire. Il est le véritable chef, même s’il a plusieurs millions de têtes. Dès lors se pose la question du contre-pouvoir à ce pouvoir absolu.

Ce dernier se matérialise dans le plus grand parti de Suisse, qui aspire aux attributs des chefs traditionnels antérieurs. Le tout premier est évidemment la sacralisation : comme le « peuple » affiche une valeur spirituelle, le christianisme, il est donc fondé à contester toute concurrence religieuse. En dehors de sa foi authentique, il n’y que des croyances barbares.  De là viennent ces articles incongrus de la Constitution fédérale, prohibant minarets et burqas, comme signes d’une autre religion que celle qui fonderait le pays. Comme il n’y a plus beaucoup de pratiquants dans les temples et les églises, il y en a donc trop dans les mosquées.

Ce pouvoir sacralisé ne tolère guère le fonctionnement des institutions légales, qui pourraient et devraient l’équilibrer, le contenir et le modérer. Si le Conseil fédéral prend des mesures élémentaires de contrainte pour endiguer l’épidémie, même si elles sont modérées, tardives et incontournables, elles sont aussitôt attaquées par l’emploi du terme de « dictature ». Que les détails en soient réglés par des ordonnances, parfaitement constitutionnelles, est aussitôt considéré comme un abus de pouvoir. Et si le souverain a envie de faire du ski, parce que tel est son bon plaisir, alors que c’est interdit dans les pays voisins, il ne reste aux autorités constituées qu’à s’incliner devant la volonté du monarque. Et si le peuple insiste, on rouvrira les restaurants avant les théâtres et les universités, même si c’est dangereux. Car tel est son bon plaisir. Il est sacré.

La dernière manifestation du pouvoir sacré du souverain est la tentation d’interdire aux scientifiques compétents de s’exprimer sur la réalité de l’épidémie, en d’autres mots de retirer le droit à la liberté de parole à ceux qui en sont les plus capables. Seul le Conseil fédéral, hésitant et vague, aurait encore le droit de se prononcer sur la gravité de la situation. En dissimulant de la sorte la réalité des faits, le populisme ambiant vise à créer un univers magique, où la propagande contrôlerait le virus. Trump, surfant sur le populisme américain, était coutumier de diagnostics péremptoires : ce n’est qu’une grippe, tout le monde sera vacciné la semaine prochaine. Ce genre de mensonge lui a assuré les voix de plus de 70 millions d’électeurs.

Bien entendu, le populisme n’assure au peuple qu’une apparence de pouvoir. Le parti se calque sur les caprices, les émotions, les lubies de l’opinion publique, car son but n’est pas d’exercer le pouvoir mais simplement de le conquérir pour en faire sa chose. Il instrumentalise le peuple dont il se réclame en l’abreuvant de fausses nouvelles, en l’abasourdissant de langue de bois, en agitant des menaces confuses, en l’assurant qu’il est sacré.

Trump a failli renverser la plus vieille et la plus puissante des démocraties occidentales. Il semble que ce soit le destin ultime de toutes. « S’il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bons moments : une assemblée de despotes n’en a jamais. » (Voltaire). Il arrivera toujours le moment où un régime bascule sous le poids de ses contradictions, même en Suisse. Cela se passe lors des grandes épreuves. Le pire de l’épidémie n’est pas la crise sanitaire, économique, sociale, psychologique mais ce premier ébranlement des institutions où des interprètes prétendus du peuple prônent son pouvoir absolu pour mieux le confisquer ensuite.

Quitter la version mobile