La réalité est toujours plus imaginative que la fiction. Si une série sur Netflix avait mis en scène l’invasion du Capitole de Washington comme cela s’est passé en ce mois de janvier 2021 avec plusieurs morts, les critiques auraient crié à l’affabulation. Or l’Amérique n’a jamais cessé de nous surprendre, Pearl Harbour, Hiroshima, l’assassinat des frères Kennedy, la destruction des Twin Towers, l’invention de la numérisation, la fortune d’Elon Musk : c’est le pays de l’imprévu, de la démesure, de la brutalité.
Néanmoins, il serait présomptueux de s’imaginer que ne vient de se dérouler qu’un western, propre au Nouveau Monde, fréquemment violent, et que nous en serions épargnés par nature, par intelligence ou de droit divin. Tous les royaumes et les républiques finissent par s’effondrer lorsqu’ils se révèlent incapables d’assurer la subsistance de leurs sujets : aussi invraisemblable que cela puisse paraître aujourd’hui à ses citoyens, la Suisse n’échappera pas à la longue au sort commun. Les montagnes resteront en place, mais la Confédération n’existera plus, du moins telle qu’elle est aujourd’hui. C’est aussi évident que d’affirmer que chaque personne finira par mourir. Le tout est de savoir quand et comment.
Comment ? La prise de la Bastille sanctionna des famines à répétition ; l’assaut des gilets jaunes sur l’Arc de Triomphe résulta d’une taxation insupportable. Quand le malheur frappe trop fort, le peuple en impute la faute aux gouvernants. Sommes-nous prémunis contre ce genre d’accident de l’Histoire ? Quels sont déjà aujourd’hui les mécontents en Suisse ?
La réponse est évidente : ceux qui votent pour le plus grand parti, l’UDC, l’union de tous les mécontents, sous une enseigne trompeuse, qui non seulement ne se situe pas au Centre mais qui en veut subrepticement à la démocratie. A cette cohorte traditionnelle d’insatisfaits, on vient de rajouter tous ceux qui perdent leur emploi du fait de l’épidémie sanitaire, les petits commerçants et artisans privés de clientèle par des décisions administratives, sans que leurs pertes soient compensées, tous ceux dont la PME était la fierté, la raison de vivre plus encore que le gagne-pain. De même beaucoup d’artistes privés de performances depuis un an perdent courage et se rabattent sur un autre emploi, souvent précaire. Par inclinaison, eux glisseront à l’extrême gauche, symétrique de l’UDC, composant ainsi la double alliance contre nature des populistes, des identitaires, des traditionnalistes d’une part et celle des rebelles, des indociles, des insoumis d’autre part.
Attaquée à droite comme à gauche, la démocratie aura fort à faire pour se défendre. D’autant plus que, par incompétence et par inadaptation à la situation, le pouvoir en place s’est révélé déficient dans la gestion de la crise sanitaire et a perdu une partie de ses soutiens. A la date d’aujourd’hui la Suisse compte 477 833 cas soit 55 017 par million d’habitants et 8 267 morts soit un taux de 952. C’est chaque fois supérieur à la moyenne mondiale dont le taux est de 11 567 pour les cas et de 248 pour les morts. Un des pays les plus riches du monde, avec une démocratie exemplaire et un très coûteux système médical, est cinq fois plus atteint que la moyenne.
Néanmoins les autorités, suivies par les médias, n’arrêtent pas de répéter que la gestion de la première vague fut un chef d’œuvre de la gouvernance helvétique, tout en reconnaissant qu’il n’en fut bizarrement pas de même pour la deuxième. Comme s’il était impossible d’apprendre de l’expérience, comme si la première avait conforté de faux réflexes pour la seconde.
La tentative de coup d’Etat à Washington reposa sur l’affirmation, absurdement fausse mais serinée sans cesse, que les élections étaient truquées. Des dizaines de millions d’Américains le croient toujours. Plusieurs leaders européens les ont rejoints dans ce déni de réalité. Marine Le Pen a excusé Trump en avançant « qu’il n’a pas mesuré la portée de ses propos » : en d’autres mots, on peut mentir en supposant que tout le monde comprendra qu’il ne s’agit « que » de mensonges. Elle n’a pas été la seule. La Hongrie, la Pologne, la Slovénie et la Tchéquie ont trainé pour reconnaître la victoire de Joe Biden. Excuse : ces pays n’ont pas une longue tradition de démocratie et ont parfois gardé un bon souvenir des dictatures antérieures.
En revanche, la Suisse a une longue expérience de la démocratie qu’elle a inventée avec les pays scandinaves. Le pire s’est passé le 27 septembre 2001 lors qu’un dément armé de deux fusils a pénétré librement au parlement de Zoug, non protégé, et a tué quinze parlementaires et gouvernants. Depuis le parlement fédéral qui n’était pas davantage protégé a pris des mesures adéquates. Mais il a fallu des morts pour cela.
Lors que Christoph Blocher ne fut pas réélu le 12 décembre 2007, il est intervenu à la tribune comme c’est la coutume mais en manifestant sa mauvaise humeur. Selon la coutume un Conseiller fédéral sortant est réélu automatiquement. Mais lui-même avait été élu quatre ans plus tôt grâce à la non réélection de Ruth Metzler, sans y trouver quelque inconvénient. Le ton de cette diatribe lancée à la face du parlement était nettement agressif et désagréable. Ce n’était pas pareil à Trump prétendant que le vote était faussé, mais Blocher reconnaissant qu’il était valide mais affirmant qu’il était incorrect.
Comme les statuts du premier parti du pays ne permettaient pas de se débarrasser de la seule Eveline Widmer-Schlumpf, c’est toute la section des Grisons qui fut exclue le 1er juin 2008, pour faute de lèse-majesté. Ainsi la règle semble devenue subrepticement : les partis désignent leurs conseillers fédéraux et l’Assemblée fédérale serait tenue d’entériner ce choix. C’est l’option initiale de toute dictature : le parlement n’est qu’une chambre d’enregistrement de la décision d’un parti qui se veut unique, seul représentant de la Suisse authentique.
Lorsqu’un jour la Suisse sera confrontée à une épreuve encore plus grave que le Covid 19, lorsque la crise économique résultante appauvrira une masse de gens, rien ne dit que les institutions ne subiront pas un assaut décisif. La maîtrise de l’épidémie dans quelque pays asiatiques conforte le préjugé selon lequel une dictature est plus efficace qu’une démocratie. En prenant maintenant les mesures pour mieux affronter une crise, on renforcera la démocratie, on ne l’affaiblira pas, contrairement à l’opinion de tous les mécontents, qui ne veulent ni du masque, ni de la vaccination.