Une chronique politique sans parti pris

Des fautes sans fautifs

 

N’importe quelle personne, n’importe quelle institution commet des fautes, qui ne sont pas intentionnelles mais qui proviennent de la faiblesse humaine. C’est une marque de l’âge adulte de les découvrir, de les reconnaître et d’acquérir ainsi la possibilité de les corriger. En sens inverse,  Donald Trump donnait l’impression d’agir comme un adolescent dans le corps boursouflé d’un obèse à cheveux teints.

La Suisse vient de fournir l’exemple d’un pouvoir adulte par la publication d’un premier rapport officiel rédigé par la Chancellerie fédérale. Ce n’est pas le Conseil fédéral in corpore qui vient faire des excuses, mais un organe administratif qui acte la liste des erreurs commises dans la gestion de la pandémie. Avant même de les énumérer ci dessous, il faut accepter qu’elles proviennent de la survenue d’un phénomène totalement inconnu, auquel forcément personne n’était préparé. Il s’agit donc bien de fautes sans fautifs. La recherche maniaque d’un coupable n’est que le sport favori des complotistes, obsédés par leurs propres insuffisances.

Première faute : trois états-majors. D’une part la « task force » de l l’Office fédéral de la santé publique avec sa figure de proue Daniel Koch. D’autre part l’Etat-major du Conseil fédéral, chargé de gérer la crise du coronavirus (EMCC). On n’a vu que le premier lors des conférences de presse, tandis que le second « n’a jamais fait usage de son pouvoir de donner des instructions aux autres états-majors de crise: il n’a donc pas piloté et coordonné la gestion de la crise comme le prévoient les bases légales ». Enfin pour couronner le tout, un troisième Etat-major, appelé EMFP, rassemblait la Chancellerie fédérale et la Protection de la population. En résumé, l’administration fédérale s’est divisée en corps concurrents, qui ont défendu leur pré carré sans que le Conseil fédéral, responsable ultime, parvienne à désigner une seule instance responsable. D’où l’impression de confusion, de contradiction et d’imprévoyance ressentie par l’opinion publique. « Tout royaume divisé contre lui-même est dévasté, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne peut subsister. »  ( Matthieu 12.25)

Seconde faute : mauvaise gestion des données et des informations. « La communication interne et externe a souffert de l’absence d’une exploitation des données claire et compréhensible. Celle-ci aurait permis de garantir un niveau de connaissances uniforme, d’améliorer les bases de décision et d’établir une planification prévisionnelle prudente. » Trop de responsables au niveau le plus haut sont conditionnés par leurs opinions et vivent dans un déni subtil de la réalité. Comme le disait déjà Lénine : « Les faits sont têtus ». Cet éclair de lucidité ne l’a pas dissuadé de gouverner selon une idéologie obtuse. On peut être lucide et obstiné.

Troisième faute : laxisme dans la gestion des stocks. « Il a fallu consentir énormément d’efforts pour acquérir du matériel médical de base, tel que des masques d’hygiène…Le même constat vaut pour les désinfectants ». Le plan suisse pour une épidémie de grippe saisonnière ne couvre que douze semaines. «  De plus manque une vue d’ensemble des stocks disponibles et d’un système automatisé de commande. » Cela rappelle furieusement une certaine parabole : « Le royaume des cieux sera comparable à dix vierges qui ont pris leurs lampes et sont sorties à la rencontre du marié. Cinq d’entre elles étaient stupides et cinq étaient avisées » ((Mathieu 25.1). Le pouvoir fédéral est par nature muni de lampes sans huile. Ce n’est pas de la stupidité, mais une imprévoyance congénitale inscrite dans son institution, fondée sur la crainte populaire de tout pouvoir réel.

Quatrième faute : intégration tardive des acteurs externes à l’administration. « Bien que les milieux scientifiques se soient montrés, dès le début de la crise, très disposés à mettre leur savoir à disposition pour contribuer à maîtriser la crise, la collaboration ne s’est établie qu’après un certain temps. » Les associations faitières des hôpitaux, des soins à domicile, du personnel soignant, des médecins et des homes n’ont pas été consultées à temps. Quand le pouvoir est faible, il répugne à consulter les corps intermédiaires, tant il a déjà de peine à se mettre d’accord en son sein.

Cinquième faute : le retard dans la prise de décision. « Le nouveau coronavirus s’est propagé à très grande vitesse depuis le début de l’année et a plongé tous les pays du monde dans des crises sanitaires et économiques ». Ici le rapport est pour le moins suspect de complaisance et d’aveuglement. Non, cela n’a pas été tous les pays du monde, car plusieurs pays asiatiques dont Taïwan et la Corée du Sud ont pris bien plus tôt des mesures, qui se sont avérées efficaces avec des taux de mortalité jusque mille fois plus faibles que celui de la Suisse.

La conclusion de la Chancellerie est tout à fait contraire aux diagnostics exposés plus haut, en déclarant complaisamment: «la gestion de crise s’est révélée efficace, pour l’essentiel, pendant la période examinée » ! Si le Conseil fédéral commande un rapport à la Chancellerie, celle-ci lui doit bien une petite courbette.

L’essentiel est évidemment le résultat final, la sauvegarde des vies. Revenons aux faits qui sont têtus : par million d’habitants la moyenne mondiale est de 233 mots, la Suisse est à 878, l’Allemagne à 399, la Finlande à 101, la Norvège à 80, la Corée du Sud à 18, Taïwan à 0.3. La conclusion aurait plutôt du être celle-ci  : « compte tenu  de sa richesse, de son niveau de développement scientifique, de la qualité de sa médecine et de l’excellence de ses institutions, la Suisse aurait pu faire beaucoup mieux. »

Les informations précédentes ont été publiées sous la signature d’Arthur Grosjean et sur le site de 24 Heures le  23.12.2020,  à 20h03. Très vite, l’article a disparu du site et il n’a, sauf erreur, pas été diffusé dans la version papier. Le rapport n’a pas fait davantage de vagues dans la presse nationale.

Il illustre pourtant deux opérations contradictoires : d’une part, il existe à la Chancellerie un véritable souci de transparence, qui fait honneur à l’institution, même si la conclusion complaisante n’est pas à la hauteur d’un diagnostic lucide ; d’autre part, les médias se sont bien abstenus de lui donner la diffusion qu’il méritait car la population n’a aucune envie d’entendre le message. Il est pourtant clair : il n’y a pas de personne fautive, le Conseil fédéral ne l’est même pas. Il a agi selon la règle. Mais les institutions actuelles ne sont pas faites pour gérer une crise de cette ampleur. Elles témoignent d’un manque d’autorité, de compétence et de cohérence.

A titre de comparaison, aucune armée au monde ne pourrait vaincre si les ordres n’étaient donnés qu’après consultation du rang, si les officiers étaient élus par les soldats et s’il y avait trois Etats-majors concurrents. Dans une situation d’urgence vitale, il faut une autorité forte.

Cette métaphore ne signifie pas du tout que les dictatures militaires gouvernent en général mieux que les démocraties, bien au contraire. Cela signifie que pour une tâche bien circonscrite par la loi, des mesures de contrainte doivent être prises si c’est nécessaire pour sauver des vies humaines. La Confédération peut parfois imposer des mesures contraignantes et désagréables, comme elle le fit en temps de guerre. Si le cadre légal ne le permet pas maintenant, il faut discuter de sa correction future.

Or, c’est là que le bât blesse : le souverain populaire ne voudra jamais renoncer aux piliers de l’Helvétie : la concordance, le fédéralisme, la neutralité, la milice, en un mot la démocratie directe. Elle a de tels avantages en temps ordinaire, qu’il serait malvenu d’y renoncer en quoi que ce soit. Il faut simplement supporter, assumer et admettre qu’en temps de crise les inconvénients passent les avantages, plutôt que de chercher quelque bouc émissaire. En ce sens, la conclusion apparemment servile de la Chancellerie est astucieuse : il vaut mieux affecter que la gestion de la crise a été «efficace», plutôt que d’ébranler les colonnes du temple. Ceci évoque irrésistiblement un refrain populaire juste avant la deuxième guerre mondiale : «tout va très bien, madame la marquise».

 

 

 

 

 

 

 

 

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