Une chronique politique sans parti pris

Les plaisirs apportent du sens à la vie

 

 

Selon la doctrine économique actuelle, il y aurait l’essentiel et l’accessoire, d’une part la production et la consommation de biens et de services, par ailleurs les activités de délassement.  S’il faut restreindre les contacts entre personnes pour enrayer une épidémie, les premières ont la priorité. En particulier l’achat de nourriture ou de médicaments, la consultation médicale, l’hospitalisation passent avant toute autre nécessité.

En queue de liste viennent les activités auxquelles les habitants tiennent le plus : le sport, la culture, la gastronomie, les rencontres familiales et amicales, les achats de superflu et, même pour certains, les célébrations religieuses. Ils y trouvent du plaisir, du réconfort, du courage, en un mot ce qui donne sens à leur vie. Ils ont beau travailler, manger, dormir, consommer des pilules, tout cela n’est qu’accessoire, un passage obligé, voire une corvée, la condition d’accès à ce qui fait plaisir, à ce qui n’est pas obligatoire.

Dans les mesures de confinement, le plaisir n’a que peu de place : arrêt des cinémas, des réunions sportives, des théâtres, des restaurants, des bars, des célébrations religieuses. Même les mariages et les funérailles, les derniers rites incontournables, sont réduits à leur plus simple expression. Tout cela ne semble pas essentiel, vital, utile. Or, selon une constatation évangélique, « l’homme ne vit pas que de pain », il vit même surtout du reste. S’il en est privé, il tombe dans une langueur qui va jusqu’à la dépression, que l’on doit alors soumettre à psychothérapie et à la consommation de pilules. Cela devient rentable, donc essentiel.

Il est impossible de faire fonctionner un théâtre, une salle de concert, un opéra, voire un cinéma, si les responsables sont soumis à des décisions saccadées de relance et d’arrêt. Ce sont des activités qu’il faut planifier longtemps à l’avance. Spécialement il en est de même des artistes. Ils se sont engagés dans une vocation dont ils connaissaient les aléas. Ils ont accepté de travailler de façon précaire, sur base d’engagements imprévisibles et de rémunérations modestes, à de rares exceptions près.  Pendant plus d’un an ils n’auront pas eu d’engagement du tout. Combien d’entre eux renoncerons à leur carrière et chercherons d’autres emplois ? Combien de talents perdus irrémédiablement ?

Ainsi la culture est une activité fragile qui peut s’interrompre pour ne jamais recommencer au même niveau. On peut se retrouver dans une société terne, déprimée, enfermée dans l’étroit carcan de ses nécessités primaires. La chute de l’empire romain, phénomène politique, a entraîné la disparition de la littérature latine. Dans les salles de concert on ne joue pratiquement pas de musique composée depuis un demi-siècle. La langue française se corrompt par l’usage de la publicité, des médias et des réseaux sociaux : on booste au lieu de promouvoir, challenge l’emporte sur défi, il n’y a plus de soldes mais un sale, Halloween remplace Toussaint, etc.

En temps de crise le salut se trouve dans le sens que les habitants peuvent donner à leurs épreuves. Sinon le malheur ronge le lien social, les nouveaux pauvres perdent toute considération pour la politique, la solidarité s’épuise. Il ne reste plus que les théories du complot, les émeutes urbaines, l’arrivée au pouvoir des populistes. Les religions dérivent vers l’intégrisme et le fanatisme, allant jusqu’au terrorisme.

Le remède ne consiste pas à remplir les salles de concert et les stades, en acceptant délibérément de laisser l’épidémie se propager. Il consiste à sauver des carrières d’artistes au sens large, avec les sportifs d’élite, les chefs étoilés, les solistes classiques, les comédiens, les danseurs. Ils ne sont pas au chômage par leur faute mais par une décision administrative qui les empêche d’exercer leur métier. Ils ne relèvent pas de l’assistance sociale, car ils ont leur dignité visible, celle de représenter ce que les hommes font de mieux, ce que tout le monde ne peut faire, ce qui dans les fresques pariétales des cavernes du paléolithique décèle l’émergence de l’humain, la beauté.

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