Une chronique politique sans parti pris

Un aveu involontaire de la Berne fédérale

 

 

L’initiative pour des multinationales responsables exige que les multinationales suisses soient tenues au respect des droits humains et de l’environnement, non seulement en Suisse mais aussi à l’étranger. On aurait pu supposer que ce soit le cas et qu’il ne soit même pas nécessaire de lancer une initiative pour l’obtenir. On aurait aussi pu supposer que l’initiative étant lancée, elle reçoive un soutien unanime du parlement. Mais ce ne fut pas le cas : une majorité de 108 votes s’y est opposée au Conseil national. Cela signifie en clair que l’exigence de l’initiative n’est pas respectée dans les faits, cela signifie en clair que des entreprises suisses ne respectent pas les droits humains et l’environnement, cela signifie en clair que le parlement en connaissance de cause avoue n’y voir aucune objection.

Or, l’initiative a de bonnes chances d’être acceptée par le peuple. Il y aurait donc sur ce sujet opposition entre le parlement et le souverain populaire. Pourquoi ? Est-ce que les parlementaires ont connaissance de faits qui sont ignorés par la population ? Est-ce que les parlementaires sauraient qu’il n’y a pas de problème et que les entreprises suisses respectent rigoureusement les droits de l’homme et l’environnement ? Si c’était le cas, elles n’auraient pas repoussé l’initiative. Il faut donc que ce soit le contraire, qu’ils aient su que l’application de l’initiative poserait des problèmes à certaines entreprises. En repoussant l’initiative, cette majorité passe aux aveux : elle défend le principe selon lequel hors du territoire national des entreprises suisses puissent faire tout ce qu’elles veulent, sans risquer de sanctions par la justice locale dont l’indépendance et la rigueur soulèvent de sérieux doutes. Mais que les tribunaux suisses ne seraient pas aussi négligents et indulgents. Et qu’il faut donc s’en méfier au point de ne pas leurs confier ces dossiers.

Certes, aucune entreprise ne viole les droits des travailleurs et la sauvegarde de l’environnement par inadvertance ou par malveillance. La raison est flagrante : cela coûte moins cher de se situer hors des contraintes du droit international ou local. Et c’est donc la motivation de certaines implantations. Certes, si certaines exploitations sont forcément localisées hors de Suisse, c’est parce qu’elles exploitent sur place des ressources minérales ou végétales qui n’existent pas en Suisse. Ou encore parce que produire sur place évite les frais de transports pour des produits pondéreux, tel le ciment.

Mais il est une autre forme de délocalisation. Il existe un secteur industriel où le coût de revient dépend du niveau des salaires. Le textile en est un bon exemple et on a même découvert à l’occasion de l’épidémie que des fabrications aussi sophistiquées que les molécules pharmaceutiques avaient été confiées à l’Asie. Dans le cadre de la mondialisation, cela peut s’envisager : les pays pauvres n’ont pas grand-chose à vendre sinon leur main d’œuvre. On pourrait considérer que la justice consiste à leur confier du travail qui leur permette de se développer. Pourvu que cela reste dans certaines limites et que la production nationale conserve les secteurs vitaux pour la sécurité.

Mais aussi et surtout pourvu que cette production hors du territoire ne bénéficie pas d’un avantage compétitif pour la seule raison que les droits des travailleur et la protection de l’environnement ne sont pas respectés, au point de faire une concurrence illicite à des entreprises sises sur notre sol. En s’opposant à l’initiative, le Conseil fédéral et le parlement confirment cette hypothèse. On peut résumer tout cela dans un argument massif : si toutes les entreprises suisses sont impeccables, elles n’ont rien à redouter de l’initiative ; si elles s’y opposent, c’est que certaines ne sont pas impeccables ; si elles entraînent le parlement contre le sentiment du peuple, c’est qu’elles y possèdent un pouvoir occulte.

L’enjeu de la votation du 29 novembre dépasse donc la protection des cours d’eaux, la pureté de l’atmosphère et le travail des enfants. Il mesure le rapport entre le peuple et le parlement, entre la justice et le gain, entre la réalité et l’aveuglement. En conclusion, la recommandation négative du Conseil fédéral dans la brochure remise à chaque électeur mérite d’être citée : « l’initiative entraîne une insécurité juridique et menace l’emploi et la prospérité ». L’insécurité juridique pour les habitants de ces pays ? L’emploi en Suisse ? La prospérité de qui ? C’est du grand n’importe quoi.

Il y avait moyen d’argumenter plus raisonnablement : le pouvoir législatif de la Suisse ne s’exerce pas en dehors de ses frontières. C’est un îlot de droit dans un océan de non-droit. Il sera souvent impossible à un tribunal suisse d’établir les faits dans des pays étrangers, minés par la corruption, menaçants dans leur insécurité, avec la complicité des pouvoirs locaux. L’initiative, aurait-on pu dire, est pavée de bonnes intentions mais elle ne sera pas très efficace. Elle ne vaut pas la peine de modifier la Constitution.

Quelle maladresse dans la communication de notre gouvernement ! Quel professionnalisme dans celle partisans et des opposants à l’initiative !

PS. Mon dernier roman vient de sortir “La carrière de craie”, Editions l’Harmattan. Se commande dans les bonnes librairies.

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