Une chronique politique sans parti pris

La main de velours dans un gant de fer

 

 

Dimanche passé, deux conseillers fédéraux ont gentiment morigéné les habitants de ce pays en leur demandant de respecter les consignes de sécurité, très légèrement renforcées, et, surtout, étendues à tout le pays pour mettre un terme à la cacophonie des consignes cantonales. La force des choses impose à la Confédération de reprendre doucement la main, même si la gestion de la santé est en principe l’affaire des cantons. Mais elle le fait avec circonspection, en disant plus qu’en faisant, en menaçant plus qu’en agissant, en gourmandant plus qu’en contraignant. Le gant semble de fer, mais la main n’est que de velours. Il n’y aura de résultat que si les citoyens se plient scrupuleusement aux règles. Et cependant, le temps presse.

Une seconde fois, nous sommes entrés tête baissée dans une croissance exponentielle de l’infection. Tout le monde n’est pas sensible à ce que ce mot d’exponentiel signifie. Précisons. Si une croissance est linéaire, chaque semaine ajoutera le même nombre d’infections à ce qui précédait : 1, 2, 3, 4, 5 etc. Cela croit lentement à un rythme constant. Si elle est exponentielle, cela croit d’autant plus vite que l’épidémie est déjà élevée. Lorsqu’un malade en infecte deux, ceux-ci en infectent 4, qui en infectent 8, puis 16, etc.. A  la longue, les services médicaux seront débordés et devrons choisir ceux qu’il sera encore possible de sauver. Lors de la première vague c’est ce qui s’est passé en Italie et ce qui a été épargné à la Suisse au prix d’un confinement, strict mais tardif, désastreux pour l’économie. Celle-ci n’est pas une entité abstraite : elle est faite d’entreprises qui partent en faillite et de travailleurs qui perdent leur emploi. Il en résulte un appauvrissement global qui selon une règle implacable impacte surtout ceux qui étaient les plus démunis.

Cette tactique molle et irrésolue du Conseil fédéral est-elle satisfaisante ? Une routine bien établie dans les médias veut qu’on le félicite pour sa gestion de la première vague et que l’on garde donc confiance pour la deuxième. Est-ce fondé ? Quelle fut la réalité ? Prenons pour simple critère le taux de mortalité, le nombre de morts par million d’habitants. Avec un taux de 247, la Suisse est mal classée par rapport à la moyenne mondiale à 145. Pour comparer des chiffres comparables, non suspect de manipulation, l’’Autriche est à 145 et l’Allemagne à 118. Il y a bien pire évidemment, l’Italie avec 606 et la France avec 515. Nous nous situons donc dans une moyenne entre les pays limitrophes. C’est acceptable sans être glorieux. Il y avait mieux à faire.

La gestion de l’épidémie est donc très sensible à l’adéquation de la gouvernance. Il n’existe pas en Suisse quelqu’un qui ait le pouvoir, le prestige et le charisme d’Angela Merkel. Tout est agencé pour que nul n’y parvienne. Comme dans la plupart des pays, comme dans la plupart des régimes, l’exécutif est surtout composé en Suisse de ceux qui l’ont conquis, moins de haute lutte qu’à l’usure. Ce ne sont souvent (pas toujours) ni les plus intelligents, ni les plus compétents, ni les plus dévoués. Ceux qui réussissent se sont consacrés en priorité à leur carrière dans le cadre étroit du système. Par réflexe, ils se fréquentent pour nouer des alliances occultes et combiner des tactiques subalternes. Ils n’ont pas de convictions parce qu’ils réfléchissent en termes de programmes, de manifestes et de harangues. Le temps de l’étude est sacrifié à des parlotes, où ils doivent s’exhiber. Si la politique helvétique est singulière, les politiciens suisses ne se distinguent guère du modèle universel. Le défi consiste à construire le pays avec le tout-venant humain, à ramasser n’importe quel galet pour en faire la pierre angulaire, à incorporer le péché lui-même dans l’œuvre de salut. Mais intelligemment à consentir tellement peu de pouvoir aux dirigeants qu’ils ne peuvent guère faire de tort.

Les ministres sont élus individuellement par les deux chambres réunies à la majorité absolue, ce qui signifie que des votes proviennent de tous les partis quel que soit le parti de l’élu. C’est donc un fantôme de gouvernement : sans chef, sans programme préalable, sans équipe ministérielle cohérente, sans majorité parlementaire. Selon les normes habituelles, c’est plutôt une délégation parlementaire, expédiant les affaires courantes.

Faute d’une cohésion inexistante, le Conseil fédéral bute sur les problèmes graves : il ne parvient ni à les prévenir, ni à leur donner une solution réfléchie. Cette approximation de gouvernement ne jouit forcément pas de la cohésion nécessaire pour des décisions impopulaires en situation de crise : des dossiers récurrents sont en souffrance perpétuelle : les pensions, la santé, la formation, les relations avec l’UE. La pensée de l’exécutif s’énonce ainsi : mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner. A force d’attendre, certains problèmes deviennent solubles ou même ne se posent plus. Un excellent principe de politique dit que s’il n’est pas urgent de légiférer, il est urgent de ne pas légiférer. Mais parfois le temps presse. Si, en janvier 2020, le port du masque avait été rendu obligatoire partout, peut-être que le confinement n’aurait pas été nécessaire comme il ne le fut pas dans plusieurs pays d’Asie. Il y aurait eu une dizaine de morts et non deux mille.

Nous vivons une période extraordinaire, analogue à celle d’une guerre. Que se serait-il passé si le 30 août 1939 le parlement n’avait pas élu Henri Guisan au grade de général ? Ce fut fait à temps, la veille de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Comment Guisan aurait-il galvanisé l’esprit de résistance sans le rapport d’armée du 25 juillet 1940, écho de l’appel lancé par Charles de Gaulle le 18 juin ? Dans ces circonstances, la Constitution fédérale suisse reproduit une institution romaine : en temps de paix, il y a deux consuls, en temps de guerre un imperator. C’est la définition de la démocratie tant qu’elle est possible et de la dictature quand il le faut.

Aujourd’hui en Suisse, on peut estimer qu’il y a au moins deux personnes qui pourraient jouer un rôle analogue dans la guerre contre le coronavirus : une femme politique, Karin Keller Sutter, et un médecin, Didier Pittet. Et même si on se refuse à nommer l’équivalent d’un général, on devrait au minimum lancer une commission d’’enquête. Il est étonnant que le Genevois Pittet ait été chargé de cette mission pour la France avec un résultat éclairant et qu’il ne l’ait pas été déjà pour la Suisse. Il y va de la mortalité dans les mois à venir.

PS. Mon dernier roman vient de sortir “La carrière de craie”, Editions l’Harmattan. Se commande dans les bonnes librairies.

 

 

 

 

 

 

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