Une chronique politique sans parti pris

La ramification spirituelle des Vaudois

 

C’est à la fois surprenant et intrigant. Il y a rien moins que 785 communautés religieuses dans le Canton, à 91 % chrétiennes, dont 40% de réformées, 20% de catholiques et 13 % d’évangéliques. Commandité et financé par l’État de Vaud, cet inventaire a été réalisé sur une année par le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), Quant au nombre de fidèles, le paysage religieux vaudois a subi d’importantes mutations durant la dernière décennie. La part des personnes ne faisant partie d’aucune communauté religieuse a plus que doublé entre 2000 et 2017 (passant de 13% à 33%) ce qui en fait la première « religion » du canton, tandis que la communauté protestante a reculé (passant de 40% à 23%). La communauté catholique est quant à elle restée relativement stable (34% en 2000 et 29% en 2017,) mais cela reflète surtout l’importance de l’immigration.. Les musulmans représentent 5% et les juifs 0.33%. Cette diversité reflète dans une grande partie celle de l’origine des résidents vaudois dont 30% sont étrangers.

La Confédération n’a pas de religion d’Etat. Néanmoins, les premiers mots inscrits dans la Constitution sont “Au nom de Dieu Tout-Puissant “, ce qui postule l’existence d’une ou de plusieurs religions, l’existence d’un Dieu et même sa toute-puissance. Que faire de cette reconnaissance si on n’identifie pas une « vraie » religion, la seule bonne, la seule assurant la cohésion nationale, la seule exerçant une discrimination, comme ce fut le cas à peu près partout, en France, en Angleterre, en Russie. Or, catholiques et protestants sont à peu près à égalité numérique en Suisse. On n’a pas pu homogénéiser les croyances en expulsant la moitié de la population. La Suisse a bien vécu avec deux religions et  a longtemps rechigné à en admettre d’autres.

La reconnaissance et le soutien financier aux deux confessions ont donc été délégués aux cantons en 1848, à l’issue de la guerre du Sonderbund entre cantons catholiques et protestants (dernière guerre de religion en Europe occidentale !). Trait de génie helvétique : sous-traiter un problème encombrant à l’étage inférieur, tout en reconnaissant par une simple phrase que la Confédération prend la religion, ou plutôt les religions au sérieux. C’est le mérite du fédéralisme.

La liberté de culte est garantie par l’article 49 de la constitution de 1874. Celle de 1999 prévoit à son article 15 la liberté de conscience et de croyance. La religion fut et est encore un facteur politique tellement important qu’il délimite les cantons. Lors de la création du canton du Jura par scission de celui de Berne en1975, les trois districts catholiques sont devenus jurassiens et les trois districts protestants et francophones ont choisi de rester bernois. La religion a été un facteur plus déterminant que la langue.

Dans ce paysage admirablement pondéré, l’arrivée d’une religion tout à fait étrangère  a semé le désordre. En Pologne, en Slovaquie et en Hongrie, des majorités conservatrices invoquent les « valeurs nationales » pour refouler les Musulmans. En France, Marine Le Pen fut au deuxième tour des élections présidentielles en 2017 sur un programme analogue. Les extrêmes droites néerlandaise, belge et même allemande mènent le même combat. Et Trump est devenu l’homme le plus puissant de la planète grâce à son évangélisme de façade, flattant les attentes de ces électeurs.

Les partis populistes défendent un seul thème obsessionnel : l’ennemi, c’est l’étranger, proche ou lointain ; le prototype étant l’Islam, qui affronte nos valeurs « judéo-chrétiennes ». Cette référence au judaïsme est particulièrement pittoresque pour des partis, qui sont des héritiers évidents (mais inavoués) de leurs précurseurs du siècle précédent, massacreurs de six millions de juifs.

Or que sont ces racines judéo-chrétiennes? Les trois religions monothéistes partagent une même particularité : le respect de l’étranger. Loin d’être des religions tribales, elles ont une vocation universelle. En témoigne, parmi beaucoup d’autres, une citation de Deutéronome 24.17 : « tu ne tricheras pas avec le droit d’un étranger ». L’évangile de Matthieu 25.41 insiste : « allez loin de moi maudits, car j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ». Et le Coran 49.13 ajoute : « nous avons fait de vous des nations et des tribus pour que vous vous entre-connaissiez. »

Certains Européens croient de bonne foi que l’invasion menace leurs « valeurs », alors qu’ils ne défendent celles-ci qu’en les niant, car ils instrumentalisent une religion qu’ils ne connaissent, ni ne pratiquent. Les racines judéo-chrétiennes ne se distinguent pas de celles de l’Islam sur ce point crucial, parce que les trois religions abrahamiques se sont engendrées successivement dans le même terreau moyen-oriental. En prenant un recul suffisant, on peut considérer que ce sont trois variantes de la même religion, distinctes seulement par leurs origines chronologiques. C’est d’une certaine façon ce que ressent l’Etat de Vaud.

En effet, toute communauté religieuse qui satisfait à certaines conditions fixées dans la loi  , peut demander à être reconnue « d’intérêt public» par l’Etat de Vaud. Ces conditions sont notamment : reconnaître le caractère contraignant de l’ordre juridique suisse ; respecter les droits constitutionnels de ses membres (égalité hommes femmes) ; observer une transparence financière (qui n’interdit pas le subventionnement par l’étranger) ; s’engager en faveur de la paix sociale et religieuse ; participer au dialogue œcuménique et/ou interreligieux. A ce jour, trois regroupements de communautés ont fait leur demande : les anglicans et les catholiques chrétiens, les musulmans et les évangéliques. Elles se sentent sûres d’elles.

Si on réfléchit à cette liste de conditions, on en vient à penser que l’Etat de Vaud se fait une idée bien précise de ce que doit être toute confession : simplement une variante de la même religion, commune à tous, même si elle s’exprime selon des variantes de type culturelles et cultuelles, secondaires par rapport à l’objet central. Mais de même que la Confédération est solide non pas malgré le fédéralisme, mais grâce à celui-ci, la vie spirituelle des Vaudois requiert la liberté de croyance, la variété des traditions, l’enracinement dans de multiples cultures. La diversité n’est pas une faiblesse mais une force, car elle seule respecte l’injonction de l’article 15 de la Constitution et la réalité de l’esprit des humains. De toute façon le tissu des croyances ne peut jamais prétendre coller à la réalité. C’est un grand récit mythologique. Seul l’imaginaire, pourvu qu’il soit construit sur le pensable, nous aide à accéder sûrement à l’impensable.

Et donc on ne peut que se réjouir des conclusions de cette étude. Les Vaudois ne sont pas amputés de la dimension spirituelle de l’existence, mais entendent l’exercer à leur guise. Même et surtout si le tiers des Vaudois ne se reconnaissent dans aucune confession. Il se font de celles-ci une idée tellement haute qu’aucune ne leur convient. Et lors de son enquête sur la foi, le professeur Pierre Gisel a découvert que priaient réguli, même ceux qui ne mettent jamais les pieds dans une église, une synagogue ou une mosquée.

 

 

 

 

 

Quitter la version mobile