S’il est un texte qu’il faut bien se garder de lire, c’est la notice qui accompagne un médicament et qui liste les effets secondaires possibles de celui-ci. Il suffit de la parcourir pour ressentir les effets décrits, d’autant plus insidieux qu’ils sont imaginaires.
Ainsi en est-il du journal Edition spéciale diffusé en toutes boites à travers la Suisse (pour quel coût ? qui paie ?). Dans ce pays qui baigne dans le bien-être, ces feuillets répandent la consternation, la suspicion, l’inquiétude. « L’immigration incontrôlée détruit la Nature », « Seule la limitation de l’immigration va sauvegarder la production de denrées alimentaires locales », « Les bilatérales appauvrissent la Suisse », « L’immigration incontrôlée touche les travailleurs âgés », « L’immigration massive bétonne la Suisse », « La majorité ne vient pas pour travailler », « L’immigration entraine la paralysie du trafic », « La formation, malade de l’immigration ».
En somme, la seule accusation, qui ne soit pas formulée, est celle d’avoir introduit et répandu l’épidémie. On reconnait tout de suite la paternité de ce genre de propagande. C’est le meilleur spécialiste qui a un jour laissé tomber cet aveu : « Plus le mensonge est gros, mieux il passe ». On se garde de le dénommer pour ne pas salir ce blog.
Il y a un abîme entre les titres mentionnés plus haut et la réalité de la Suisse. Le pays n’est pas du tout au bord de la ruine, de l’insécurité, de l’anarchie, de la destruction de ses institutions. Bien au contraire. Notre pays est en tête ou parmi les meilleurs pour le revenu par tête d’habitant, l’espérance de vie, le taux de chômage, la criminalité, l’endettement de l’Etat, la qualité des universités, l’excellence de l’apprentissage, la paix sociale, l’exercice de la démocratie.
Un habitant de la Suisse a une espérance de vie à la naissance de 83.4 années tandis qu’un Etatsunien ne dispose que de 78,1 années, soit cinq ans de moins, comparaison qui résume une foule de données, la qualité de la médecine, l’assurance-maladie, la prévention.
Selon les statistiques de criminalité dure (meurtres) mondiales, les pays parmi les plus sûrs sont la Suisse (0.5 pour 100 000 habitants) et le Lichtenstein (0). La Suisse est à la fois le pays comportant le plus d’immigrants et la plus faible criminalité ; les grands pays avoisinants sont pires (Italie 0.8) (Allemagne 1.2) (France 1.4).
Nos universités et les deux écoles polytechniques se classent parmi les meilleures du monde parce qu’elles attirent des étudiants et des enseignants du monde entier. Cinq universités suisses font partie du top 100 : l’EPFZ (20e place), l’université de Zurich (56e), l’université de Genève (59e), l’EPFL (83e) et l’université de Bâle (88e). A Lausanne 80%des doctorants sont étrangers. La Suisse joue pour l’Europe le même rôle que la Californie pour les Etats-Unis : le foyer de la recherche de pointe parce qu’elle recrute au-delà de ses frontières et même du continent.
Qu’en est-il de la réalité de cette immigration ? Certes elle est importante : 25% de la population résidente est étrangère ; si l’on inclut les naturalisés on atteint 37,5% issus de l’immigration. Est-elle pour autant un réservoir d’inaptes, de parasites sociaux, voire de criminels ?
C’est exactement le contraire. En 1980, 20% des arrivants possédaient un diplôme du tertiaire ; actuellement c’est le contraire : moins de 20% des nouveaux immigrants sont peu qualifiés. Dans les professions intellectuelles et scientifiques de la Suisse, 26% des travailleurs sont étrangers, comme 30% parmi les directeurs ou cadres, 32% dans l’industrie. 94% des immigrants venant de l’Amérique du Nord sont des universitaires.
Les immigrants ne sont donc ni des criminels, ni des assistés sociaux, ni des parasites comme le dépeint Edition spéciale : ils constituent une fraction importante de la force de travail du pays, ils contribuent de façon décisive à sa prospérité, ils rajeunissent une population en voie de vieillissement, ils assurent la pérennité du système des pensions, ils classent notre formation comme la meilleure de l’Europe. Mieux : face à une épidémie ils se sont révélés indispensables : un quart des médecins a été formé à l’étranger et 40% des travailleurs du secteur médical à Genève sont des frontaliers. Si les frontières avaient été fermées et si les pays étrangers avaient réquisitionné leurs médecins, ce qu’ils étaient en droit de faire, l’épidémie devenait incontrôlable en Suisse.
La votation du 27 septembre s’inscrit dans une très longue tradition politique, ancrée dans le réflexe d’une importante fraction de la population : « je n’aime pas les étrangers. ». Dès lors le premier des partis suisses multiplie les initiatives, prétendument pour freiner la migration. Or, le but de ces initiatives n’est surtout pas de réussir, mais de rassembler un électorat fidèle, qui adhère viscéralement à une des propositions suivantes : il n’y a pas de dénatalité en Suisse ; les étrangers volent les emplois des Suisses parce qu’ils travaillent pour un salaire plus bas ; les étrangers viennent en Suisse pour ne pas travailler et bénéficier de notre assurance chômage ; les étrangers comportent en leur sein plus de délinquants que les Suisses ; les étrangers encombrent les routes ; les étrangers dégradent la formation.
Toutes ces propositions, une fois imprimées sur papier journal, acquièrent une certaine vraisemblance pour les électeurs les plus naïfs, crédules ou ignorants, xénophobes ou fondamentalistes. C’est par cette même méthode que Trump, Bolsonaro et Poutine ont accédé au pouvoir. Elle a donc quelque efficacité. On aurait autant tort de la sous-estimer que de l’utiliser soi-même. Nous ne voterons pas le 27 septembre pour ou contre l’immigration, mais pour ou contre un fantasme.