Une chronique politique sans parti pris

Le droit de migrer

 

L’espèce humaine est migrante par nature. Sinon comment expliquer que toutes les terres soient aujourd’hui peuplées par cette espèce, qui a réussi ce qu’aucune autre n’a réussi. La force de l’homme réside dans sa capacité à s’adapter à tous les climats, à toutes les situations, à tous les défis. Cela ne se réalise pas sans efforts, ni sans dégâts. Cela a commencé voici très longtemps.

Par l’analyse génétique de l’ADN ancien, les spécialistes estiment que l’ancêtre commun le plus récent de tous les humains vivant actuellement se situe dans une très large fourchette, entre cinq et un million d’années, soit un Australopithèque, soit un Homo Erectus, mais en toute hypothèse un Africain. Le plus probable se situe à -1 900 000 ans, date d’apparition du gène important pour la parole et le langage.

Depuis son apparition voici 300 000 ans, notre espèce actuelle Homo sapiens a dû cohabiter avec au moins cinq autres espèces humaines. Homo naledi a vécu en Afrique australe jusqu’il y a 225 000 ans ; Homo florensis dans la seule île de Florès en Indonésie jusqu’il y a 50 000 ans ; Homo luzonensis dans l’île de Luçon aux Philippines jusque 50 000 ans ; Homo erectus d’abord en Afrique puis en Asie et en Europe de 1.85 millions à 108 000 ans ; Homo denisovensis en Asie de 200 000 à 50 000 ans ; Homo neandertalis en Europe et Moyen-Orient de 430 000 à 40 000 ans.

Les trois premières espèces s’éteignirent sans laisser apparemment de descendants. En amont de ces espèces, Homo erectus fut sans doute le lointain ancêtre de tous les humains actuels.

La première sortie de l’Afrique vers l’Europe et l’Asie fut celle d’Erectus, voici 1.8 millions d’années. Il évolua vers trois espèces distinctes : Sapiens en Afrique, Neandertal en Europe, Denisovien en Asie.

La seconde sortie d’Afrique fut celle de Sapiens voici 185 000 ans. Comme les trois espèces étaient restées interfécondes, elles se sont effectivement métissées. Avant d’arriver en Europe, Sapiens se croisa avec les premiers arrivants, devenus Neandertal.

De ces métissages sont nés les Européens d’une part, les Asiatiques d’autre part. Ces derniers migrèrent ensuite vers la Polynésie et l’Amérique en profitant de la dernière glaciation (-110 000, -10 000), qui permettait de passer à pied sec de Sibérie en Alaska, par suite de la baisse du niveau des océans (-120 mètres). De même les ancêtres des Aborigènes australiens traversèrent sur des radeaux les bras de mer étroits qui séparaient l’Australie du Sud Est asiatique voici 40 000 ans.

La peau claire des Européens est héritée des gènes portés par Neandertal, adapté depuis longtemps au climat européen. Dans un climat froid, faiblement éclairé par le soleil en hiver, elle constitue un avantage par rapport à une peau foncée. En effet, il faut qu’une proportion suffisante de rayons ultra-violets pénètre le derme pour synthétiser la vitamine D, dont la carence engendre une fragilité osseuse. En revanche dans le climat africain une peau foncée protège de la carence en vitamine B9 indispensable pour le développement correct du fœtus.

À l’inverse de la réaction initiale des paléontologues, qui les considérèrent comme des êtres primitifs, Neandertal fut un humain à part entière. Non seulement ce remarquable chasseur, survivant dans des climats très froids, taillait des armes et des outils perfectionnés, mais il maîtrisait forcément le feu et le tannage des fourrures. Il a laissé des traces d’une capacité artistique et peut-être des sépultures rituelles, indices d’une vie spirituelle et d’une croyance dans une forme de survie. Il a cohabité avec Sapiens pendant au moins 10 000 ans en échangeant des techniques, des descendants communs, une ouverture sur l’expression artistique, symbolique et spirituelle. Sa disparition voici 40 000 ans n’a pas reçu d’explication. Comme on ne trouve pas de charniers, ce ne fut pas un génocide par Sapiens ; peut-être que le petit nombre de Neandertal, quelques milliers, fut encore diminué par des épidémies apportées d’Afrique contre lesquelles leur système immunitaire n’était pas armé.

Dès lors, les Homo Sapiens actuels résultent d’un large copier-coller de fragments de génome, empruntés à des espèces très différentes.  Les gènes de Neandertal présents dans un Européen représentent en moyenne 2% du génome, mais la mise bout à bout de tout ce patrimoine génétique préservé se monte à 30 %. Neandertal n’a donc pas disparu, il subsiste avec les Européens. Les seuls Sapiens de « race pure » sont les Africains, à rebours des fantasmes racistes.

Telle est notre véritable histoire. Nous ne sommes pas issus d’un couple privilégié, placé dans un jardin terrestre. Elle est faite d’une dure lutte pour la vie qui a fait de nous ce que nous sommes. Les migrations et les métissages ont joué un rôle décisif. Cette marche en avant de l’espèce n’a pas été sans rudesse : elle a signifié la disparition des moins adaptés.

Par exemple le génocide des Amérindiens par les Espagnols, les Portugais, les Anglais. En sens inverse, la migration contrainte de 7 millions d’esclaves africains organisée par la traite des marchands européens.

Toujours dans le registre des migrations, à rebours de l’élimination des moins adaptés il existe aussi celle de ceux qui sont trop bien adaptés :  l’élimination par le nazisme de 6 millions de Juifs, lointain descendants des immigrés en Europe dès le premier siècle. Ils furent massacrés parce qu’ils réussissaient mieux que les autres, d’abord comme artisans et commerçants, puis comme savants (Einstein), médecins (Freud), écrivains (Kafka), musiciens (Mahler), philosophes (Bergson). Il en fut de même en Suisse : la minuscule communauté (17 000 personnes) juive a produit de nombreuses personnalités éminentes : la présidente de la Confédération, Ruth Dreifuss ; l’écrivain Albert Cohen ; Elias Canetti, prix Nobel de littérature 1981 ;  la philosophe Jeanne Hersch ; le critique littéraire Jean Starobinski ; le spécialiste de droit international Paul Guggenheim ; le violoniste Yehudi Menuhin ; le compositeur Ernest Bloch ; le plus célèbre, le physicien Albert Einstein.

En septembre, nous allons voter sur une initiative qui vise à contrôler l’immigration provenant de l’UE. Elle est nocive parce qu’elle ouvrira un conflit avec l’UE qui nous fera perdre l’accès au vaste marché européens pour nos exportations. Mais cette raison bassement matérielle n’est pas la plus fondamentale : l’initiative s’oppose à une composante du génie de l’espèce qui privilégie la migration.

Il y avait en 2016 plus de 403’000 personnes de nationalité étrangère nées en Suisse, soit un cinquième de la population «étrangère» du pays. Parmi les étrangers nés hors du pays, 44% résident en Suisse de manière permanente depuis 10 ans ou plus. La Suisse compte 6’395’300 ressortissants suisses (74,9%) et 2’147’000 ressortissants étrangers (25,1%). Nous sommes par définition un pays d’immigration, pareil que l’Australie, bien plus que les Etats-Unis. Pour une raison simple : le taux de fécondité est insuffisant pour maintenir la population. Il faut donc au minimum 40 000 migrants par an. Sauf à renoncer aux pensions.

Le revenu par habitant s’élève à 68 820 dollars à parité de pouvoir d’achat, mieux que tous les pays de l’UE sauf le Luxembourg. Le taux d’emploi, c’est-à-dire le nombre d’actifs rapporté à la population en âge de travailler, est de 80,3%, en deuxième position après l’Islande dans tous les pays de l’OCDE. L’immigration ne crée pas le chômage.

La politique actuelle d’immigration de la Suisse est donc une des conditions de notre réussite extraordinaire, parce qu’elle respecte ce droit fondamental de l’humain, qui a assuré la réussite globale de l’espèce.

 

 

 

 

 

 

 

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