Une chronique politique sans parti pris

Le souverain éclairé

 

 

Dans notre existence quotidienne, nous ne prenons de décisions qu’en connaissance de cause. A quelle heure part le TGV pour Paris ; va-t-il pleuvoir aujourd’hui ; que pensent les clients de ce restaurant ; ce candidat locataire est-il aux poursuites ? L’expérience nous a appris que nous nous déplaçons dans un environnement, qui possède des règles et qui présente des pièges, au point qu’il soit bon de s’informer avant de s’y aventurer. Dans la mesure des informations disponibles, nous tâchons d’être des consommateurs éclairés, qui font le meilleur usage de leur argent en puisant des informations dans les médias spécialisés. Nous sommes sceptiques devant la publicité. Certains s’en méfient tout à fait.

 

Au Siècle des Lumières, certains rois et reines furent considérés par les historiens comme des despotes éclairés, en ce sens qu’ils s’écartaient du rôle traditionnel de monarque absolu, obsédé par sa gloire, vivant dans la magnificence, pour s’intéresser enfin au sort de leurs peuples. C’est l’effet du vaste bouillonnement philosophique dont Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Hobbes, Locke ont été les précurseurs. Frédéric de Prusse ou Catherine de Russie avaient une autre conception de leur rôle que Louis XIV. L’Allemagne organisa de façon exemplaire l’enseignement primaire, obligatoire et gratuit en Prusse, de même que l’apprentissage à partir de 1717 Cette anticipation de la révolution industrielle, qui requiert qu’un ouvrier soit capable de lire, d’écrire et de calculer, a fait de ce pays le centre de l’Europe. A côté de la consommation éclairée, il y eut donc à partir de cette époque une politique éclairée.

 

La Suisse se distingue de toutes les autres nations par l’institution de la démocratie directe. Plus républicain que la Suisse n’existe pas. Le mode de fonctionnement de la Confédération est unique en son genre. Des décisions ont beau être échafaudées par le Conseil fédéral, débattues et arrêtées par les deux Chambres du Parlement, elles peuvent ou même doivent être soumises au peuple, qui possède le droit de les refuser et qui ne s’en prive pas.

 

Un tel système n’a pas son pareil à l’étranger. Le peuple suisse est « le souverain ». Il n’y a jamais eu de roi en Suisse, puisque le peuple en tient lieu. Cette monarchie collective a ses grandeurs, mais bien entendu ses servitudes. Les plus grands monarques ont aussi commis les plus fatales fautes. Il n’existe pas d’autocratie de droit divin sinon dans l’imagination des monarques. De même le souverain populaire n’est pas davantage d’origine céleste, sauf quand il divague et qu’il prétend l’être. Cela le prend parfois.

 

Bien évidemment, le peuple n’a pas toujours raison. Mais, même alors, il a le dernier mot. Il sait donc qu’il doit assumer tous ses choix politiques et qu’il ne peut jamais se défausser sur une classe dirigeante. En sens inverse, il ne sert à rien qu’un pouvoir, même élu, impose des décisions bénéfiques à un peuple si celui-ci ne les comprend pas, ne les approuve pas et les sabote. C’est ce que ne saisissent pas la plupart des dirigeants du monde. Car même si un gouvernement n’est pas satisfait de son peuple, il ne peut le démissionner. La faute originelle du communisme fut de mépriser le peuple en se réclamant de lui, pour conquérir le pouvoir et ne plus le lui rendre.

 

Demeure le problème : le souverain populaire suisse est-il à l’image de Louis XIV ou de Frédéric de Prusse ? Est-ce un monarque absolu, prenant des décisions, parce que tel est son bon plaisir ? Ou bien s’efforce-t-il d’éclairer ses décisions par une information, une réflexion, un débat de qualité ? Puisque souverain populaire il y a, que faire pour que ce soit un despote éclairé ?

 

Il suffit de poser la question pour se sentir très concerné. Avant une votation, les électeurs disposent certes de la presse, de la radio, de la télévision, mais aussi d’une campagne d’affichage et de distribution de tracts ou même de journaux en toutes boites, qui relèvent de la manipulation la plus grossière et du mensonge avéré. Des millions sont dépensés pour influencer le choix des électeurs.

 

En règle générale, les décisions populaires sont cependant heureuses. Elles reflètent le consensus de l’opinion publique. En matière de formation, de protection sociale, de santé, de sécurité, le peuple suisse se prononce comme un despote éclairé. Mais comme tout despote, il a aussi des lubies. Par exemple, il a décidé d’inscrire dans l’article 72 de la Constitution l’interdiction de construire des minarets, à la double majorité du peuple et des cantons. Cela semble plutôt contradictoire avec l’article 15 garantissant la liberté de croyance. Cela fait tache en comparaison avec les Constitutions d’autres démocraties qui ne se livrent pas à ce genre de prohibition.

 

Le peuple était-il éclairé ? Qu’est ce que cela signifie sur l’image, la représentation, la réputation qu’il se fait de l’Islam ? En revenant sur le passé, certains cantons ont jadis interdit aussi la construction de clochers pour les églises ou les temples, selon leur confession dominante. C’est donc une vieille habitude qui consiste à mêler les apparences de la religion avec la réalité de la politique, à exalter le fanatisme des uns contre la liberté des autres. C’est compromettre Dieu dans des querelles sordides, odieuses et ridicules. On pourrait continuer avec d’autres sujets contestés comme la procréation médicalement assistée, le mariage pour tous, les organismes génétiquement modifiés, la relation avec l’UE, le congé parental. Parfois le souverain populaire se laisse guider par ses passions collectives. La raison des uns ne contrôle pas la malveillance, l’ignorance, le délire des autres.

 

Néanmoins le bilan global des institutions suisses est excellent et dépasse celui de la plupart des pays. Il faut les préserver. Mais en même temps admettre que l’assemblée des despotes populaires est affligée des inévitables défauts de toute réunion d’humains. Elle se trompe donc parfois.  Il est important qu’elle l’apprenne, qu’elle l’intériorise et qu’elle ne s’enorgueillisse pas de ce qu’elle n’est pas, l’expression d’une illumination par le Saint Esprit. L’humilité, la modestie, l’examen de conscience, la modération caractérisent un souverain éclairé. Le repentir et la correction de ses erreurs le grandissent.

 

 

Quitter la version mobile