Une chronique politique sans parti pris

Le salaire de l’incompétence

 

Si l’on a compris qu’il est impossible de dénouer un problème dont on ne connait pas les données, il faut alors plaindre les gouvernements, car c’est leur pain quotidien. Un maçon a appris à construire un mur et il y parviendra pourvu qu’il dispose des matériaux, du temps et de la volonté : dès lors l’immense majorité de nos murs sont droits. On peut dire la même chose du boulanger, du chirurgien, du programmeur, du pilote d’avion. Ils remplissent des métiers qu’ils ont eu le loisir d’apprendre et on ne leur demande pas l’impossible.

Dans quelque pays que ce soit, un ministre connait rarement le domaine qu’il dirige et ne sait rien de ce qui s’y passe. Parfois un médecin dirige la santé et un écrivain la culture, mais c’est exceptionnel. D’ailleurs le but du chef de l’Etat ou du Premier Ministre est de faire d’abord de la politique, c’est-à-dire viser l’aval du parlement, en rameutant les factions, et le succès du parti aux prochaines élections. Le peuple en décidera, non pas sur examen des résultats concrets mais des apparence, des éléments de langage bien choisis. En cas d’échec inévitable, strictement dû aux circonstances, le meilleur gouvernement du monde est sanctionné, même le plus injustement du monde, selon les règles imprescriptibles de l’Histoire.

Pourquoi ne met-on pas un ministre à l’endroit où il est le plus compétent ? Parce qu’alors il tiendra tête à l’administration, jalouse de son médiocre pouvoir, et aux lobbys, qui en détiennent la plus grande part. S’il est incompétent dans le domaine qu’il gouverne, il sera  plus influençable, moins sûr de lui, prêt à avaler les plus gros mensonges. Son incompétence particulière lui confère une compétence générale à s’occuper de tout. Puisqu’il détient les attributs du pouvoir, il serait tout de même exagéré de lui en confier la substance.

Application à la Suisse. Au Conseil fédéral, il y a un médecin, mais il ne s’occupe surtout pas de Santé : en tant que Tessinois il aurait cependant été très précieux en prenant des leçons de ses collègues italiens, en imposant le confinement à temps, en prévoyant très à l’avance des respirateurs, des masques et des désinfectants. Pour la Santé, on a donc affecté plutôt un économiste, afin qu’il ne s’occupe surtout pas d’Economie, qui est confiée à un vigneron, dont les connaissances formelles en théories économiques doivent tenir sur une page A4. Ce dernier est aussi chargé de la Formation et de la Recherche alors qu’il n’a jamais mis les pieds dans une université. On aurait dû confier ce dernier fardeau à la professeure de piano, mais elle s’utilise en Energie, Transport et Télécommunication, vaste et important domaine, où un ingénieur aurait trouvé sa place, mais il n’y en a point de disponible : ils ne sont pas obligés de devenir Conseillers fédéraux pour gagner leur vie. De même la spécialiste des langues que l’on aurait bien vu aux Affaires extérieures, par suite de son entregent, de sa distinction et de son ascendant, s’occupe de la Justice, afin que la juriste de la bande ne s’en concerne pas. Celle-ci est au contraire en charge de l’armée où elle n’a pas fait de service militaire compte tenu de son sexe. Au fond, le seul qui soit à peu près à sa place est l’employé de commerce, accessoirement agriculteur, qui s’occupe assez bien des finances, car il maîtrise quelques concepts élémentaires de sa fonction.

Cette énumération hilarante risque  de jeter le doute sur nos institutions. Que l’on s’en garde bien ! Ce n’est pas si grave que cela. Le Conseil fédéral  joue seulement le rôle d’un gouvernement et il  est en conséquence réduit à sept membres, pour des raisons d’économie et de méfiance. Selon le principe de concordance, ils représentent tous les partis importants et toutes les régions, proportionnellement à leur représentation parlementaire. Ce gouvernement de coalition ou d’unité nationale ne dépend pas d’une majorité parlementaire. Il repose sur une conviction profonde inscrite dans le principe de concordance : il ne peut y avoir une majorité et une opposition, tous les partis sont égaux, tous doivent exercer le pouvoir exécutif.

Les ministres sont élus individuellement par les deux chambres réunies à la majorité absolue, ce qui signifie que des votes proviennent de tous les partis quel que soit le parti de l’élu. C’est donc un fantôme de gouvernement : sans chef de l’Etat sinon formel, sans premier ministre, sans programme préalable, sans équipe ministérielle cohérente, sans majorité parlementaire. Selon les normes habituelles, c’est plutôt une délégation parlementaire, expédiant les affaires courantes.

Faute d’une cohésion inexistante par sa constitution même, le Conseil fédéral bute sur les problèmes les plus graves : il ne parvient ni à les prévenir, ni à leur donner une solution réfléchie. Cette approximation de gouvernement ne jouit forcément pas de la cohésion nécessaire pour des décisions impopulaires en situation de crise. Des dossiers récurrents sont en souffrance perpétuelle : les pensions, la santé, la formation, les relations avec l’UE, la transition climatique. Que dire alors d’une menace subite et grave ! Sinon que le Conseil fédéral n’est pas conçu pour la traiter. Il tergiversera, procrastinera, trainera les pieds, selon la coutume. C’est pourquoi en temps de guerre le parlement élit un général qui reçoit tout pouvoir.

Le génie profond de l’exécutif s’énonce ainsi : mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner. Et c’est bien vu ! A force d’attendre, certains problèmes deviennent solubles ou même ne se posent plus. Un excellent principe de politique dit que s’il n’est pas urgent de légiférer, il est urgent de ne pas légiférer.

Il est donc malvenu de critiquer le Conseil Fédéral dans les circonstances que nous vivons. Il remplit sa fonction de gestion des affaires courantes. Car en Suisse, on le sait, les catastrophes n’arrivent jamais. Elles frappent à juste titre nos voisins comme punitions de leurs péchés et elles épargnent le seul peuple vertueux au monde, nous.

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