A Lausanne, les affiches sont lacérées et les panneaux lumineux brisés. Cette remise en question de la publicité s’opère avec cette violence, qui devient la règle face à un système politique et économique ressenti comme oppressant. Des dizaines de fois par jour chacun est sollicité par une réclame dont il n’a pas besoin et qui finit par l’exaspérer. Plutôt que de détruire pour exprimer ses sentiments, pourrait-on réfléchir à ce que la publicité signifie à notre époque? A ce qu’elle apporte et à ce qu’elle détruit.
Elle est omniprésente parce qu’elle rapporte. Tout d’abord aux annonceurs qui sinon ne la financeraient pas : toute publicité, aussi grossière soit-elle, n’existerait pas si elle ne créait pas un marché . Puis aux artisans publicitaires dont c’est le métier. Puis enfin aux supports, principalement les médias. Sans publicité, il y aurait moins de journaux qui coûteraient plus chers, moins d’émetteurs de télévision dont la redevance augmenterait, moins d’emplacements loués par les municipalités.
La publicité existe d’abord parce que tout le monde y trouve provisoirement son compte sauf le consommateur dont on capte le regard, dont on mobilise l’attention, dont on fait perdre le temps. On pourrait la tolérer dans son amplitude actuelle en considérant qu’elle est le moteur indispensable d’une croissance dont nous ne pouvons pas nous passer. A productivité croissante, il faut consommer de plus en plus pour continuer à produire avec le même nombre de places de travail. Limiter la publicité, la freiner, la réduire, voire la supprimer est impensable car cela détruirait l’économie, telle que nous la pratiquons.
Cependant, c’est accepter la relation entre le publicitaire qui ment et le consommateur qui se laisse séduire. Aucune société n’a jamais été aussi bien informée que la nôtre. Nous savons tout, nous voulons tout savoir pour agir en conséquence au mieux de nos intérêts. Dans l’idéologie implicite où nous vivons, l’information constitue une autre clé de voûte de l’économie et de la démocratie. Si elle est fausse, en principe tout l’édifice s’écroule : nous cessons d’être efficaces.
A cette exigence tout à fait respectable, il n’existe qu’une exception, un territoire de l’information sans foi, ni loi : la publicité. Si c’est pour vendre, on a le droit, mieux le devoir de mentir. Cela n’a rien d’étonnant : nous recherchons l’information parce qu’elle est profitable. Si une fausse information, bien circonscrite, rapporte gros, elle mérite d’être diffusée.
Un mensonge est bien visible lorsque le produit ne peut absolument pas remplir le rôle qu’on lui attribue. C’est à peine une exagération, cela devient une sorte de galéjade qu’il appartient au badaud averti de décoder pour ce qu’elle est. C’est un jeu dont il faut connaître les règles, tout comme au poker qui n’a pas d’intérêt si on ne bluffe pas.
Il n’existe pas de crème qui fasse mincir : la seule méthode pour maigrir consiste à observer un régime et à prendre de l’exercice ; on n’achète donc pas un corps présentable dans une pharmacie ; mais de pleines pages prétendent le contraire dans des revues féminines ou lors de spots télévisés.
Présenter la cigarette Marlboro comme le signe de la virilité d’un cow-boy, parcourant les paysages les plus sauvages du Texas, revient à assimiler tabac et nature, cigarette et santé : c’est faux et le modèle qui a servi à ces campagnes est mort d’un cancer du poumon.
Mais ces mensonges grossiers sont encore ce qu’il y a de moins dangereux. Il y a plus subtil.
La publicité est obligée de nous induire en erreur. En prenant le consommateur par les sentiments, les sensations, les sens. En obnubilant sa raison. Il faut l’amener au point où cela ne l’intéresse plus de connaître le prix, ni même si le produit est utile. La publicité doit susciter le désir et l’inscrire dans l’inconscient de l’animal humain, désireux de vivre et de survivre. Il faut suspendre le temps qui s’égrène et qui fait penser à la vieillesse ou à la mort. La religion de la consommation constitue l’exorcisme de l’époque. On ne promet plus le ciel après la mort, mais l’abondance et le bonheur durant cette vie, indéfiniment prolongée dans un fantasme primaire.
Il faut déraisonner pour imaginer que les produits soient dotés d’une qualité magique, pour les acheter en espérant obtenir ce qu’ils ne peuvent pas donner. Il faut que la publicité fasse vaciller le jugement : par une image, par un slogan, par une ritournelle, par un argument oblique, par une manipulation. La publicité ne peut pas informer sur la plupart des produits qu’elle vante. Elle parle donc d’autre chose. Elle distrait, alors que le consommateur devrait réfléchir à deux fois avant d’utiliser son pouvoir le plus redoutable : décider ce qu’il fera de son argent.
De telles publicités ne mentent pas au sens propre du terme : elles ne prétendent pas le contraire de ce qui est, elles ne parlent pas de la réalité du tout, même pour la farder. Elles distraient, elles amusent, elles dispersent l’attention sur des objets purement imaginaires, elles projettent dans un avenir aux couleurs roses.
Et certes, il s’agit d’une véritable création artistique. Il faut beaucoup de talents pour que les scénaristes, les réalisateurs, les monteurs, les musiciens produisent des films aussi parfaits, aussi parfaitement adéquats à leur fonction véritable : faire vendre en évoquant des aspirations. Transformer l’or de nos désirs dans le plomb de nos achats. Faire partager un état d’esprit pour puiser dans le porte-monnaie.
Or, nous sommes confrontés à une nouvelle exigence, inimaginable durant les décennies précédentes. Il faut rejeter moins de CO2, ce qui signifie consommer moins de produits de toute sorte : combustibles, comburants, aliments et vêtements importés, véhicules, équipement ménager, matériel informatique. On ne peut pas sérieusement viser un tel objectif, aussi ambitieux et démesuré, si simultanément on tolère qu’une vaste industrie publicitaire exacerbe la consommation. Faire prendre pour un désir ce dont nous n’avons jamais eu besoin et ensuite convaincre que nos désirs sont des besoins. Telle est la contradiction dont il faut sortir. Mais comment ? Faut-il d’abord changer la société et ses objectifs ou bien faut-il d’abord supprimer la propagande qui fait ce qu’elle est?