Une chronique politique sans parti pris

Les sciences naturelles ne constituent pas des opinions discutables

Ma collègue, Suzette Sandoz, vient d’être contredite par une assemblée impressionnante de onze professeurs de nos universités et écoles polytechnique. Sa thèse : « La science n’est pas une religion. Or les avis scientifiques divergent indiscutablement sur la cause du réchauffement climatique et il serait extrêmement intéressant d’assister à un vrai débat scientifique sur les causes d’un réchauffement climatique qui n’est pas contesté. » Légitimement offensés, les spécialistes des sciences naturelles ont répliqué : « Suggérer qu’il nous faudrait écouter les deux côtés du débat dénote une mécompréhension profonde du degré de certitude que la science a atteint. »

Dans cette controverse tout le monde est de bonne foi en utilisant le mot science dans deux acceptions dissemblables : les sciences naturelles acquièrent des certitudes ; les sciences humaines arbitrent des incertitudes. Pour une spécialiste du droit, le sentiment de justice évolue avec le temps et la loi entérine cette variation des mœurs. La citation d’Horace résume cette dialectique : Quid leges sine moribus, quid mores sine legibus ? « Que sont les lois sans les mœurs, que sont les mœurs sans les lois ? ». En moins d’un siècle, les lois ont abrogé la peine de mort, décriminalisé l’homosexualité, désacralisé le pouvoir politique, autorisé l’avortement, inventé l’objection de conscience, interdit le racisme. Ce qui était toléré a été interdit, ce qui était interdit a été autorisé, voire prôné.

Il est donc légitime pour une juriste de toujours remettre en cause quelque certitude que ce soit puisqu’elle sait par expérience historique qu’elle n’est que provisoire, soumise à l’évolution de l’opinion publique et motrice du travail législatif. Avant d’examiner un texte de loi proposé par l’administration fédérale, la commission compétente se doit de convoquer et d’écouter tous les corps constitués qui peuvent traduire le sentiment populaire sur la décision à prendre, tant il est vrai en Suisse que le peuple aura toujours le dernier mot. On essaie donc d’anticiper sa décision en investiguant son appréciation.

Les sciences naturelles fonctionnent autrement. Elles bénéficient d’une réussite brillante depuis quatre siècles, depuis qu’un savant renommé, Galilée, s’est prononcé en faveur du système cosmologique de Copernic, c’est-à-dire la rotation de la Terre autour du Soleil. Les premières revues scientifiques paraissent à la même époque et servirent de modèle aux s revues qui abondent aujourd’hui et dont les plus prestigieuses sont Nature, Science, The Lancet. Un mécanisme totalement inédit a ainsi émergé, qui gouverne aujourd’hui la démarche de la recherche scientifique par consensus et qui décide des « certitudes ».
L’expertise des articles soumis pour publication écarte les productions non originales, contenant des erreurs ou carrément frauduleuses. L’existence d’un comité constitué d’autorités du domaine joue un rôle prépondérant pour la qualité et la réputation d’une publication scientifique. Cette évaluation par les pairs (peer review en anglais) assure la sélection des meilleurs articles et à travers ces périodiques le progrès de la science.
Qui mérite d’être considéré comme un pair ? Quiconque a déjà publié des articles de qualité. Le processus s’engendre et se contrôle de lui- même. Il n’y a pas de pouvoir organisateur, de pape de la physique ou de la biologie. La science se gère elle-même en libre marché. Et depuis trois siècles cela fonctionne, avec d’inévitables ratés, mais globalement de façon exceptionnelle.
En revanche, lorsqu’une autorité religieuse ou politique prétend contrôler le mouvement, il s’enraye. Ce fut le cas jadis des affaires Galilée et Darwin, plus près de nous des régimes communistes et fascistes. Il n’y a pas de science gouvernée par un pouvoir particulier qui tienne. Car il n’y a qu’une seule science, planétaire par son étendue et internationale par son recrutement.
Il existe donc pour chaque discipline ce que l’on appelle un collège invisible, dispersé sur la surface de la Terre, constitué par un réseau de communication pour lequel la Toile fut créée. C’est lui qui gouverne de fait le progrès de sa discipline. Un scientifique découvre à une certaine époque d’une carrière méritante qu’il a été coopté dans cette assemblée virtuelle, puis au fil des années qu’il la quitte à la mesure de l’extinction naturelle de sa créativité. Personne n’a l’autorité de fait pour constituer ce collège.
Pourquoi ce qui fonctionne si bien pour les sciences naturelles ne le peut pour les sciences humaines, le droit, l’économie, la sociologie ?
Dès qu’on utilise le terme scientifique, on se persuade que toute science serait capable de prédire le futur. Or c’est se leurrer. Les phénomènes physiques sont prévisibles parce qu’ils obéissent à des lois qui ne changent pas dans le temps.
Les phénomènes économiques ou sociaux sont aux antipodes de la physique. Bien évidemment la sociologie est incapable de prévoir les révolutions et parvient, tout juste, à en donner a posteriori plusieurs explications contradictoires entre elles. De même le sondage effectué avant une élection ne peut prédire le résultat de celle-ci, parce que les électeurs, au courant du sondage, peuvent modifier leur vote en fonction de celui-ci. La sociologie ne traite pas de phénomènes prévisibles ou déterministes.

L’économie serait bien incapable de prévoir réellement les mouvements de la Bourse parce que, si elle le faisait, les positions prises dès l’ouverture de celle-ci par les opérateurs renseignés annuleraient la prévision. L’économie s’occupe de grandeurs que l’on peut mesurer avec précision mais dont on ne peut prédire le comportement. De même dans l’évolution du droit, on ne peut modéliser l’évolution du sentiment public. Les hommes n’obéissent pas à des lois identiques à celles de la Nature.

Une juriste aura donc le réflexe et le devoir de considérer toute assertion comme discutable tandis qu’un physicien considèrera qu’après une période très courte de débat celui-ci est tranché par une expérience qui le clôt. Ceci ne signifie pas que la loi tout juste validée ne sera pas, dans un avenir plus ou moins lointain, remise en cause, non pas dans son fondement qui demeure, mais dans sa précision qui peut être améliorée.

Si les spécialistes des sciences humaines voulaient bien considérer que leur savoir est d’une autre nature que celui des facultés de sciences naturelles, tout aussi nécessaire mais plus changeant, on pourrait enfin s’entendre et arrêter la controverse sur le climat qui n’a plus lieu d’être. La science de la Nature ne prétend nullement être une religion mais elle est plus qu’une croyance. On continuera longtemps le débat de l’euthanasie, on a arrêté depuis longtemps celui de la loi de la gravitation universelle. De même l’effet de serre de certain gaz ne relève pas d’une opinion mais d’une certitude devenue une évidence.

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