Le trafic SNCF restera perturbé mardi par la grève illimitée contre la réforme des retraites, au 27e jour consécutif du mouvement. La pierre d’achoppement dans les négociations reste l’« âge-pivot » de prise de la retraite à tarif plein. Le porter de 62 à 64 ans parait insupportable, non seulement aux grévistes, mais aussi à la majorité des citoyens français. Cela signifie que le travail est largement considéré comme une punition, une corvée, une activité dénuée de sens sinon celui de rapporter un salaire. En France, comme dans beaucoup de pays latins, on ne se réalise pas par son travail, on se réalise en faisant travailler les autres. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, dès lors que les cotisations des actifs ne suffisent plus à assurer les retraites, il faut que celles-ci soient subsidiées par l’Etat, c’est-à-dire les impôts prélevés sur tous les contribuables. Chacun espère à tort que cette fiscalisation des retraites lui bénéficiera plus qu’aux autres, ce qui est manifestement une illusion.
Comment est-on arrivé dans cette impasse absurde? La proposition du gouvernement est fondée : même régime de retraite pour tous à proportion identique selon les cotisations versées, avec même un plancher minimum pour ceux qui n’ont pas réussi à cotiser suffisamment. Peut-on imaginer système plus équilibré, plus juste, plus solidaire plutôt que 42 régimes différents avec des privilèges exorbitants obtenus par certaines catégories de travailleurs, ceux qui peuvent prendre en otage leurs concitoyens parce qu’ils travaillent dans un service public essentiel ? Loin d’être convaincus qu’ils ont des devoirs supplémentaires, ils se sont persuadés que cela leur conférait des privilèges. Par ce mécanisme toutes les catégories sociales s’efforcent de conquérir, non pas l’égalité et la fraternité de la devise nationale, mais une préséance, un avantage, un droit régalien.
Le problème dépasse la France car toutes les nations européennes bénéficient d’avances dans la santé, telles que l’espérance de vie au-delà du célèbre âge -pivot est aujourd’hui de l’ordre du double de ce qu’elle était lors de la création du système des retraites, voici une vingtaine d’années. Dès lors, par un effet latéral de ce progrès, les pensions sont menacées. Le nombre d’actifs soutenant un retraité ne cesse de diminuer.
Il existe trois mesures qui permettraient chacune séparément de compenser cette dérive : soit on peut doubler les cotisations ; soit on peut diminuer les rentes de moitié, soit on peut travailler dix ans de plus. Cette dernière mesure est manifestement la plus appropriée car elle répond directement et essentiellement au phénomène d’allongement de la vie qui est la source du problème. C’est cependant la seule que le bon peuple français refuse obstinément. Comme on ne peut non plus réduire des pensions qui sont dans certains cas scandaleusement insuffisantes, il reste à mobiliser des ressources supplémentaires. Pas question d’augmenter les cotisations car le pouvoir d’achat est déjà suffisamment écorné par tous les prélèvements obligatoires. Dès lors ne reste que l’endettement de l’Etat. Cela signifie en clair que, pour résoudre provisoirement le problème des travailleurs d’aujourd’hui, on s’enferre dans un système qui n’assure pas les pensions dans un futur lointain et qui fait en plus peser sur ces générations menacées le poids d’une dette de plus en plus lourde.
La Suisse ne fait pas exception. Après le rejet en 2017 par le peuple de la Réforme 2020, le Conseil fédéral a demandé aux partenaires sociaux de se mettre d’accord sur un projet réaliste. Ce compromis fait de nouveau l’impasse sur l’âge de prise de la retraite. Pour la rente LPP, il propose à la fois une diminution de celle-ci et une augmentation des cotisations, ce qui est inévitable. Dès lors que l’on refuse de travailler plus longtemps, on se prive des ressources que cela pourrait dégager. Et donc on se serre la ceinture deux fois : au moment de cotiser, au moment de toucher sa retraite.
Est-ce bien cela que le peuple veut ? On le verra lors de la votation. Mais on peut en douter. En Suède, l’âge de prise de retraite est actuellement de 67 ans et il montera progressivement à 70 ans. En Angleterre, l’âge était de 67 ans lors de la création du système en 1950, puis il a baissé jusqu’à 63 ans. Actuellement il remonte d’abord à 65 puis 68 ans. Ainsi même en démocratie, un gouvernement peut expliquer aux électeurs un problème élémentaire de mathématique. La question devient alors pour la Suisse : le Conseil fédéral est-il vraiment un gouvernement ?