La revendication initiale des gilets jaunes français était irréaliste : élévation des salaires, moins d’impôts, plus de services publics. Le gouvernement français a réagi comme il a pu en empruntant une dizaine de milliards. Les intérêts et le remboursement seront à la charge des gilets jaunes et de leurs descendants. Les misérables se sont enfoncés un peu plus dans leur misère. A trop attendre de l’Etat, on lui prête dans ce pays le pouvoir magique de créer des ressources inexistantes en imprimant des billets à volonté. Si les Français acceptaient déjà de travailler plus que 35 heures, s’ils acceptaient 42 heures, ils gagneraient automatiquement vingt pour cents de plus.
Il n’y a pas eu de gilets jaunes en Suisse jusque maintenant. Pourquoi ? « …la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres… » Telle est la généreuse injonction de notre Constitution fédérale. Elle n’est pas restée un vœu pieux, mais elle a été mise en œuvre de la façon la plus astucieuse, car elle n’est ni transparente et ni égalitaire. Et personne ne tend la main dans les rues.
On se souvient encore de l’expérimentation soviétique, où cet objectif fut visé par l’abaissement des salaires au niveau d’une égalité presque totale par l’Etat, devenu employeur universel. En excluant bien entendu de l’égalité obligatoire les possesseurs du pouvoir politique et administratif, les apparatchiks, nouvelle aristocratie héréditaire. La chute était inévitable : comme les gens les plus doués étaient tentés de s’expatrier vers des pays moins vertueux, il fallut les contenir derrière un rideau de fer et un Mur de Berlin, symboles honteux, démonstrations visibles de l’échec du communisme. Pire : les tournées d’artistes et de sportifs de haut niveau entraînaient des désertions massives ; pour ne pas perdre ses meilleurs scientifiques, la Russie fut coupée du mécanisme de transmission de la science par les colloques internationaux. L’égalisation des revenus à la soviétique fut une fausse bonne idée.
La Suisse s’est bien gardée de cette tentation. Les inégalités de revenus y sont énormes, quoiqu’un peu atténuées par la redistribution ultérieure. En somme, celle-ci agit comme d’un gigantesque jeu de Monopoly, où durant la partie tout le monde peut s’imaginer qu’il dispose d’un pouvoir d’achat en proportion de son mérite professionnel, mais où l’on redistribue (plus ou moins) les billets à la fin de chaque partie.
Le mécanisme le plus discernable est le fisc. En simplifiant : le tiers démuni des contribuables ne paie rien (sauf la TVA, impôt indirect, l’assurance maladie et la redevance télé) et reçoit des subsides pour payer ce qu’il ne peut, le tiers de la classe moyenne paie sa part et le tiers haut de gamme paie les deux tiers restants. Grâce aux impôts des riches, le tiers démuni jouit d’aides au logement et aux soins de santé. La formation est gratuite, les transports sont subsidiés. Les cotisations à l’AVS dépendent du revenu, mais n’assurent qu’une rente uniforme. Cantons, villes et mécènes soutiennent les institutions culturelles, sans lesquelles il n’y aurait ni orchestres, ni opéras, ni ballets, car la Confédération ne s’en charge pas. Bref, la redistribution s’opère par tant de canaux distincts et occultes qu’elle est opaque.
Le système de redistribution est évidemment imparfait, parce qu’il est réaliste. Lorsque le peuple ne supporte plus l’augmentation des prélèvements obligatoires sur le revenu, on lui propose la TVA, impôt sur la consommation réputé indolore. Prétendument payé par tous, en fait écrasant le tiers démuni, bien obligé d’utiliser tout son revenu pour se fournir en objets de première nécessité. Par ailleurs, la classe moyenne paie son écot, mais ne reçoit pas de subsides de logement ou de santé. La plomberie de redistribution comporte d’inévitables fuites dans les bas étages.
En revanche, le sort du tiers le plus haut reste acceptable. Car s’il ne l’était plus, ce tiers s’amoindrirait par émigration sélective. La Suisse l’a si bien compris qu’elle propose en sens inverse une fiscalité réduite aux riches émigrés de l’étranger. Si l’on est riche, étranger et oisif, on a le droit de négocier ses impôts, ce qui est évidemment utopique pour l’équilibre du système, si l’on est pauvre, Suisse et travailleur. Cette astuce est la cerise sur le gâteau : redistribuer oui, mais sans que cela indispose les véritables riches.
Ce système atteint subtilement sa limite. Car, parmi les prélèvements, l’assurance maladie obligatoire (qui est un impôt pour être clair) ponctionne de plus en plus. C’est la pire forme de fiscalité puisqu’elle frappe les individus en tant que tel, indépendamment de leur revenu. C’est un impôt de capitation comme la redevance télé. Il n’y a pas eu de gilets jaunes en Suisse jusque maintenant. Jusques à quand ?