L’effort gigantesque que nous consacrons à la maitrise de l’épidémie se justifie par des raisons culturelles et symboliques qui furent peu discutées. Le système hospitalier fait bien plus que soigner des patients puisqu’il est une réalisation de notre pacte social et qu’il est un réseau au sein duquel se négocie notre passage dans l’au-delà.
Je rapportais dans la première partie de cette réflexion que, sans mesure aucune de confinement, le nombre de décès dus au coronavirus, en Suisse, aurait explosé en l’espace de quelques semaines pour dépasser plusieurs dizaines de milliers. La deuxième partie analyse les motifs qui ont influencé la politique actuelle et contribué à déterminer son acceptation par la population.
Notre système hospitalier ne s’est pas fait en un jour. Il est l’héritier de notre histoire collective.
Qu’il sauve ou qu’il prenne soin de ceux qui passent de vie à trépas, le système hospitalier fait la synthèse entre la modernité technicienne et la vertu de charité envers les plus faibles.
Son origine dans les œuvres charitables remonte à l’ospital du Moyen Âge tel qu’organisé par les monastères en faveur des plus pauvres. Aujourd’hui, la charité a perdu de son importance et laisse la place à la solidarité sur le plan social et à la compassion dans les relations interpersonnelles avec les personnes en souffrance.
La solidarité n’est pas toujours ce que l’on croit
La politique de prévention contre le coronavirus limite le nombre de décès. Tant que le système hospitalier n’est pas submergé par l’afflux de malades, nous sommes assurés que les soins sont à disposition de la grande majorité des personnes modestes comme des riches.
En période de crise, la solidarité prend alors la forme d’un dispositif de protection mutuelle à vocation égalitaire. Nous y adhérons volontiers parce que nous sommes émotionnellement touchés par le péril à combattre et que nous le comprenons comme un choc externe.
Vu le besoin d’impliquer chacun dans les mesures préventives et vu l’environnement international où se joue l’unité d’une communauté politique, la solidarité se développe sur trois niveaux.
• Au niveau interpersonnel, chacun souhaite épargner à ses proches une issue fatale. Le sentiment qui correspond à ce souci est la compassion et le souci de l’autre.
• Au niveau de la solidarité du corps social, les intérêts complémentaires peuvent converger grâce à la confiance dans la solidité du pacte social : si l’accès égal aux soins n’est pas qu’une promesse, il motive le corps social à observer les mesures sanitaires ; celles-ci obtiennent alors le soutien populaire, ce qui évite un afflux ingérable de patients et aide ainsi à garantir un accès égal aux soins.
• A l’échelle internationale, la rivalité entre les communautés politiques les pousse à cultiver la solidarité à l’interne et à se battre à l’externe pour obtenir les produits de l’industrie médicale, tout en coopérant entre elles afin d’optimiser l’emploi de ces produits. Les communautés politiques mêlent ainsi les motifs de la solidarité, de la rivalité et de l’intérêt bien compris pour préserver du chaos leur système hospitalier et, vaille que vaille, maintenir leur rang dans la société internationale.
Les différents niveaux de la solidarité sont complémentaires et ne peuvent être réduits à un seul, fut-il idéal.
Cela étant, maintenir la cohérence du système hospitalier pendant la pandémie ne signifie pas qu’il est exempt de critiques. Un débat sur l’utilité de développer la médecine préventive mériterait d’être mené. Un autre pourrait aborder l’alternative entre soins palliatifs et acharnement thérapeutique, afin que les patients puissent faire un choix bien informé. Surtout, la crise actuelle montre que notre communauté politique a bien failli se laisser surprendre par le coronavirus faute d’avoir écouté les avertissements des experts.
L’incapacité à prévenir une catastrophe annoncée et à s’y préparer est patente pour qui se rappelle le nombre insuffisant de masques ou l’absence de vaccin (alors que l’industrie pharmaceutique suisse est la plus importante d’Europe).
L’actuelle pandémie a une origine environnementale vu la mutation d’un virus et son passage de l’animal à l’homme. Elle met à nu la fragilité du pays face aux problèmes environnementaux. Elle suggère encore que le Conseil fédéral, le Parlement et le Corps électoral seraient peut-être inspirés de s’intéresser aux façon de prévenir et d’atténuer les différentes catégories de crises environnementales.
De la place éminente du système hospitalier
Malgré les améliorations à apporter au système hospitalier, celui-ci est la réalisation la plus remarquable de nos démocraties (sans leur être spécifique). Il a atteint cette place éminente du fait des tâches qu’il exerce à la jonction de la santé et de la maladie, de la naissance et de la mort, avec un haut degré de technicité, dans le respect du pacte social.
Notre communauté politique délègue au système hospitalier la prise en charge des grandes étapes de l’existence des individus, ce qui n’est pas rien sur le plan émotionnel.
Vu cette fonction-clé, un échec du système hospitalier à s’occuper de ses patients lors d’un afflux ingérable de malades en détresse respiratoire aurait été ressenti par la population, si vous me permettez cette métaphore, comme l’incendie d’une ‘cathédrale’. Éviter un traumatisme de cet ordre et épargner des dizaines de milliers de vie constituent deux raisons différentes et qui sont néanmoins liées.
Il va de soi que ces raisons justifient les mesures préventives ; elles font partie de la morale commune et elles donnent tout leur poids aux mesures préventives en regard du coût du confinement. Il convient toutefois de remplir une condition supplémentaire pour que la solidarité soit effective jusque dans le domaine économique.
Solidarité dans le domaine économique
Le confinement est acceptable tant que le pacte social fonctionne envers les salariés, les indépendant et les PME notamment. Les autorités ont dit aller dans cette direction et elles ont pris des mesures réelles. Mais on sent quelque flottement, alors que les moyens financiers et humains sont à disposition pour passer le cap.
A la suite d’autres auteurs, je soumets à la sagacité des lecteurs les mesures minimales que les trois niveaux d’organisation administrative seraient avisés de mettre en œuvre pour compléter le pacte social selon l’équité :
• La Confédération et les cantons doivent compenser les pertes de l’économie par des aides directes, en empruntant à taux négatif pour éponger une partie des déficits des entreprises dus au coronavirus, afin de leur permettre de se relever après la crise. Les communes doivent compléter le dispositif des pouvoirs supérieurs là où c’est nécessaire, et pas seulement là où c’est facile (y compris les communes genevoises, malgré le changement de législature).
• Ce financement doit contribuer à la réorientation de l’économie pour prévenir les crises écologiques que la nature s’apprête à nous jeter à la figure avec une violence bien supérieure à celle qu’exerce l’actuelle pandémie. Une démarche qui concerne la compagnie aérienne à croix blanche sur fond rouge et pas seulement elle.
• Le financement pourra être poursuivi après la levée des mesures de confinement si le retour des clients tardait à se concrétiser, qu’ils soient localisés en Suisse ou à l’étranger. Appeler à la reprise de l’activité sans prévoir cette mesure de soutien élémentaire serait inconséquent.
Vu ce qui précède, relancer la machine économique impliquera, le moment venu, de s’appuyer sur les stratégies alternatives au confinement qui présentent des garanties sérieuses.
Les appels à passer outre que l’on a entendu la semaine passée sont indécents. Plus précisément, ils sont irresponsables sur le plan sanitaire et inadaptés sur le plan économique en l’absence de mesures compensant le manque de clients.
Ceci étant précisé, les réponses à la crise actuelle constituent une opportunité pour apprendre à prévenir les crises environnementales, qu’il s’agisse de pandémies ou des autres problèmes qui affectent notre symbiote, la biosphère.
La solidarité qu’exprime l’acceptation des mesures de confinement montre que notre pacte social assure plutôt bien la cohésion du pays. Ferons-nous preuve d’un dynamisme suffisant pour en rénover les termes et sortir grandi de cette crise ?
NB : Dans le prochain papier, je répondrai aux questions de lecteurs, l’une sur le prix d’une vie humaine dans différentes contrées et l’autre sur l’alternative solidarité globale versus repli nationaliste.
Simplement merci, c’est l’article le plus intelligent sur la crise du Coronavirus que j’ai lu jusqu’à présent.
Merci beaucoup.
Votre approche de cette crise sanitaire terrestre est à saluer. J’ose espérer qu’elle puisse nourrir les actions que devrons mener les personnes en responsabilité pour conduire notre société vers ce monde d’après qui devra être différent du monde d’avant, de respecter davantage les donnés scientifiques établies et se méfier et contrôler davantage ces conventions financières, économiques et politiques. Je pense à nous et à notre environnement (les tenants et aboutissants sont connus de tous) qui en a largement souffert.
Bravo pour votre article. Je me permets quelques commentaires, de détail ou plus importants.
1) Vous parlez de manière générale du système hospitalier.¨Mais attention, il s’agit de bien distinguer deux pans complémentaires : le système hospitalier, lieu de l’extrême si je peux dire (concernant la maladie, la naissance et la mort), et le système sanitaire, dont le système hospitalier est un élément seulement.
Justement : le système hospitalier a pu bien fonctionner chez nous parce que le système sanitaire dans son ensemble a organisé une série de mesures préliminaires à l’hospitalisation, en termes de repérage des individus symptomatiques, de la manière de les prendre en charge en évitant les risques de contagion, et d’éviter à tout prix une surcharge ingérable des hôpitaux. Tout le système ambulatoire a été mobilisé en amont, organisé en étapes successives de manière très élaborée. C’est ce qui a permis jusqu’ici que le système hospitalier de soit pas débordé.
Il faut noter l’importance de cette distinction quand on compare les situations nationales : dans les pays pauvres, le système ambulatoire est souvent assez efficace là où le système hospitalier ne suffit pas du tout à assurer les besoins de soins.
De plus, toute la question de la prévention que vous évoquez ne concerne justement pas le système hospitalier, mais le système sanitaire dans son ensemble. Chez nous, l’accent est mis sur la maladie beaucoup plus que sur la prévention de manière générale. Notre système médical est entièrement construit (depuis les études de médecine !) comme système de la maladie, et non comme système de santé (qui comprendrait la prévention comme première étape).
2) Encore plus important : la délégation à la médecine (vous dites : au système hospitalier) de la prise en charge des grandes questions de l’existence, “pas rien sur le plan émotionnel”. Il s’agit en fait de bien plus que le plan émotionnel ! En fait, cette délégation correspond sur le plan anthropologique à notre “mythe de fondation occidental”, selon lequel un humain serait fabriqué seulement à partir de deux gamètes (et même à l’exclusion d’humains). Notre mythe d’origine occidental est fondé sur la seule représentation scientifique du monde. Il fonctionne comme une représentation sortie d’une culture sans “âme”.
En conséquence : c’est — inévitablement — cette représentation, en tant que notre mythe d’origine, qui fonctionne comme affiliation des individus. Cela signifie que chez nous, les individus sont affiliés à la Médecine et à l’Etat. Avec ce que ça suppose comme aliénation, et comme soumission à des forces qui réduisent drastiquement notre liberté de pensée. La question est dès lors : est-ce ce type d’humains que nous voulons être, quand nous déléguons à la médecine les questions essentielles de la vie et de la mort ? Comment récupérer notre liberté de choix ? Comment exister en-dehors de ces grands systèmes qui prétendent détenir le fondement de nos identités ?
3) Juste un ajout : un vaccin ne peut être préparé “dans le vide”, avant une épidémie ou au moins l’émergence d’un agent actif. Il faut détenir la bestiole contre laquelle on veut le développer, pas possible autrement.
Et impossible bien sûr de développer des vaccins contre toutes les bactéries ou les virus existants !!!
On ne peut donc pas reprocher à l’industrie pharmaceutique de ne pas avoir développé avant un vaccin contre le Covid-19.
Voilà ! Merci de nous donner du “grain à moudre” !
Je réponds bien volontiers à vos remarques. 1° Sur la définition de système hospitalier, j’ai donné à comprendre dans le texte, par des indices, que je ne le limitais pas aux hôpitaux mais en étendais le sens au système sanitaire. L’attraction pour le vieux mot ‘ospital’ a été la plus forte car elle me semble riche de signification sur le plan relationnel. Mais peut-être aurais-je dû être plus explicite sur mon usage du terme “système hospitalier”. 2° Vous mentionnez le mythe de « fondation occidental » constitué notamment par la « Médecine » et « l’Etat ». Vous invoquez ensuite le besoin de retrouver notre « liberté de choix » (sans relever que cette liberté particulière fait partie du mythe occidental). Les grands mots que vous utilisez aident-ils vraiment à répondre à la question de l’existence, de la naissance et de la mort qui débutait votre point deux ? 3° Un grand nombre de coronavirus ont été identifiés, dont trois sont dangereux pour l’homme et deux sont connus depuis quelques années : SARS-Cov (2003), MERS-Cov (2012), et SARS-Cov2 (2019). Il n’y a pas de vaccin contre les deux premiers alors que cette expérience aurait été utile pour un vaccin contre le SARS-CoV2.
Avec mes vifs remerciements pour votre commentaire.