Au-delà de la réponse actuelle à l’ogre Poutine, les peuples d’Europe pourront-ils tenir une stratégie digne de ce nom sur le long terme ?

Avant d’expliquer les causes de la versatilité d’Européens dénués d’esprit stratégique, je rappelle que Poutine reprend les schémas guerriers qui ravagèrent l’Europe par le passé et que l’on attribue par commodité au stratège prussien Clausewitz : « La guerre n’est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une poursuite des relations politiques, une réalisation de celles-ci par d’autres moyens » (I.1.24). Clausewitz précise par ailleurs qu’il n’y a pas de limite à la manifestation de la violence guerrière et donc qu’aucun principe modérateur ne saurait la contenir. En attaquant les territoires situés au-delà des terres russophiles de l’Est de l’Ukraine, Poutine nous signifie très exactement qu’il est un ogre. Son mode opératoire confirme qu’il confond la politique avec la guerre, l’une étant pratiquement identique à l’autre. On comprend par ricochet sa conception de la chose publique, ce qui le sépare fondamentalement de notre conception de l’égalité politique et des institutions démocratiques.

Si le dirigeant Russe est devenu une caricature de dictateur, ce n’était pas le cas quand il devint président. Le 25 septembre 2001, Vladimir Poutine s’est fendu d’une ‘déclaration d’amour’ devant les députés du Bundestag, dans un discours où il insista sur le fait que, malgré les violences inacceptables du passé, les liens culturels entre l’Allemagne et la Russie étaient anciens et profonds et où il affirma : « Je suis simplement d’avis que l’Europe renforcera solidement et pour longtemps sa réputation de centre fort et véritablement indépendant de la politique mondiale si elle parvient à réunir son propre potentiel et celui de la Russie, y compris ses ressources humaines, territoriales et naturelles et son potentiel économique, culturel et de défense ». Cette déclaration fut accueillie par une ovation enthousiaste, mais les épanchements amoureux d’un jour ne menèrent à rien.

Le problème est que la Russie et les pays européens ne sont pas des personnes susceptibles de s’aimer, mais des communautés politiques. L’alliance entre des entités de cette nature doit, par définition, être basée sur une conception de la stratégie qui puisse être commune.

Je me réfère ici au sens noble du terme de stratégie, à savoir que la stratégie est ce par quoi nous définissons notre être collectif et conséquemment ce qui détermine notre façon de penser nos objectifs et notre organisation. Elle n’est pas la simple organisation des moyens pour parvenir à un objectif. Non ! Il ne faut pas la confondre avec le contrôle du présent par des ajustements organisationnels successifs. La stratégie a une dimension existentielle car elle fait le lien entre une communauté politique présente et son existence à venir. Elle peut se définir ainsi :

« La stratégie est la capacité de définir une raison d’être – un dessein – qui assure la pérennité et l’épanouissement de ce qui est, et de ce qui sera. » (Baumard, Le vide stratégique, 2012).

On peut en donner des exemples historiques. Selon le stratège chinois Sun Tzu, ne pas mener de réflexions sérieuses sur la stratégie, c’est faire « preuve d’une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de ce que l’on a de plus cher » ; et l’être collectif que « l’on a de plus cher » en Chine à l’époque de Sun Tzu est l’empire et les empereurs successifs qui le dirigent (L’art de la guerre, I). Sun Tzu ne réduit pas la stratégie à l’organisationnel, ni la politique à la guerre. Dans les discours de guerre de Churchill, on trouvera des passages qui expriment clairement l’être de sa communauté politique et la morale qui lui est propre. Dufour, Gandhi ou encore de Gaulle ont pensé leur stratégie sous l’angle du collectif qui est et qui sera.

Concernant notre communauté politique, il est évident que le cœur de la stratégie vise premièrement à cultiver la pérennité des libertés civiles et politiques dans un régime d’État de droit qui mette des limites pour protéger nos personnes de l’intimidation et de la violence, tout en cultivant un certain sens du devoir. Elle vise secondement à conserver un état de prospérité bénéficiant au plus grand nombre et à développer les sciences et la culture dans le cadre d’une morale aussi partagée que possible. Nous pouvons probablement tous admettre que ces deux objectifs pourraient être mieux défendus, ce qui confirme leur importance dans notre conception d’une communauté politique.

Pour revenir à la déclaration d’amour de Vladimir Poutine en septembre 2001, l’union esquissée ne pouvait se concrétiser du fait de dissemblances trop importantes entre l’être stratégique de la Russie et celui des pays européens.

Le peuple russe s’est émancipé de la monarchie en 1917, pour retomber sous le joug de la dictature bolchevik en 1922, régime dont il est sorti en 1991 seulement. Comme le rappelait l’écrivain Victor Erofeïev, le régime brutal des bolcheviks a éviscéré le pays de ses élites culturelles et économiques et, résultat, « la Russie fonctionne sur le culte de la force ». (TdG, 8-9 janvier 2022). Le maintien de Vladimir Poutine à la tête du pays reposait sur sa capacité à tordre ses adversaires et à humilier les indécis. Il n’a jamais eu les moyens de crédibiliser sa volonté de collaboration avec les pays d’Europe car son être stratégique est opposé à celui des pays européens.

De leur côté, les pays européens n’ont jamais eu de projet susceptible de séduire et de réorienter le « poutinisme ». Ils sont incapables de se projeter vers l’avenir autrement que par des micro-ajustements ou par la recherche d’un plus petit dénominateur commun. Il leur est impossible de maintenir dans le temps long une stratégie de rapprochement avec la Russie qui soit autre qu’économique. Les peuples d’Europe se sentent dépassés par les événements et ils se voient toujours comme trop petits. Ils se laissent submerger par des flots d’informations sans intérêts, par une spéculation financière confinant à l’idolâtrie, par les images et vidéos de médias trop nombreux et souvent de piètre qualité. Oui, nous, citoyens d’Europe frustrés, perdons notre temps à déplorer que notre niveau de vie est imité et même dépassé par les classes moyennes aisées de nombreux pays. Le point de crispation se porte sur notre confort individuel et sur l’érosion de nos avantages matériels, une obsession malsaine qui atomise nos aspirations spirituelles.

Vu ce qui précède, le renouvellement de notre raison d’être en tant que membres de communautés politiques est au point mort. Notre réponse collective à la menace d’une catastrophe climatique est molle et conditionnelle alors que son impact pourrait nous anéantir. De surcroît, nous savons depuis près de cinquante ans que nos dépenses en énergies fossiles financent des ennemis potentiels, dont celui qui vient de déclarer son bellicisme à l’égard de l’Europe. Nous pensons donner le change par notre pragmatisme, mais celui-ci est à court terme, et il nous perd, faute d’être accompagné par un projet humaniste et moral un peu plus solide que le catalogue des droits de l’homme. Nous, individus des pays de l’Europe, errons dans le vide stratégique depuis un demi-siècle parce que nous sommes devenus impuissants à garantir la pérennité de l’être collectif qui est pourtant indispensable à notre épanouissement. En un mot, nous avons oublié que les libertés civiles et politiques se méritent.

Concrètement, l’élargissement de l’OTAN à l’Est fût une idiotie alors qu’il aurait été beaucoup plus simple et infiniment moins risqué de réduire drastiquement nos achats d’énergie fossile à la Russie.

Cela aurait été hautement souhaitable sur le plan tactique puisque l’exploitation des énergies fossiles nourrit de nombreuses dictatures, et cela aurait permis de démontrer qu’un autre type de développement était indispensable pour protéger le climat. En cessant de dédier nos vies à des gains dénués de valeur, nous aurions pu atteindre deux objectifs essentiels à la pérennité de nos communautés politiques, plutôt que de nous retrouver, comme maintenant, sous la menace d’une alerte nucléaire et d’un emballement climatique.

Au moins, notre état de dénuement stratégique est-il enfin limpide.

Reconnaître que le poutinisme a prospéré sur “nos inconséquences” – selon le mot de Leszek Kolakowski – devrait nous aider à revenir sur nos fondamentaux : Défendre l’État de droit qui protège nos libertés des groupes criminels, et assurer notre prospérité tout en préservant la planète avec vigueur.

Au point où en sont les choses, espérer que Poutine revienne à la table des négociations en Suisse est sot. La situation nous contraint d’accompagner les sanctions économiques européennes, ce que le Conseil fédéral a compris, au grand dam de la plupart des conservateurs de ce pays. A l’instar de l’Union soviétique qui s’est désagrégée pour cause de retard économique, la férocité de Poutine finira par soulever le courroux des Russes. Le prix des sanctions pour nous permettre de sortir la tête haute de ce conflit sera peut-être élevé. Mais ce combat est de nature existentielle et nous n’aurons pas d’autre choix que d’en être solidaire jusqu’à son terme. Et si, lors d’un revirement désespéré, Poutine élargissait son schéma de guerre totale en nous coupant le gaz, il faudrait trouver en nous la force morale d’endurer cette situation. Cessons de nous consacrer à la seule défense de notre confort à court terme – c’est ce que Vladimir Poutine méprise le plus en nous !

Malgré les apparences, aucune solution en vue pour le stockage profond des déchets nucléaires

Ce papier explique pourquoi le stockage des déchets nucléaires en couche géologique profonde n’est pas résolu après plus de quarante ans d’efforts. Le lieu choisi pour l’entreposage définitif devant être annoncé courant 2022, le sujet devient chaud. Je présente ici quelques faits essentiels à la compréhension de ce dossier.

 

Les promesses de la Nagra

Les producteurs de déchets radioactifs ont confié à la Nagra le soin d’éliminer le risque posé par leurs déchets. L’arrêté fédéral du 6 octobre 1978 entérina pour la première fois le principe de leur stockage durable et sûr. La Nagra est une coopérative fondée par les sociétés propriétaires de centrales nucléaires qui assument les coûts de gestion des déchets selon le principe du pollueur-payeur (article 74, al. 2 de la Constitution). La Confédération fait partie des coopérateurs puisqu’elle a la responsabilité des déchets radioactifs de la médecine, de l’industrie et de la recherche pour lesquels elle prélève une redevance en vue de leur stockage définitif. Mais c’est la Nagra qui mène le projet. Et sur son site web, tout semble sous contrôle.

Le stockage serait fait à 500 mètres de profondeur, dans de l’argile fossilisée (dite « argile à opalinus »). Cette roche – formée de microplaquettes de minéraux argileux – a la propriété de gonfler au contact de l’eau et d’empêcher que l’eau n’aille plus loin. L’argile fossilisée serait suffisamment compacte et stable pour garantir un dépôt sûr et les résultats des évaluations en cours devraient garantir que les conteneurs de déchets hautement radioactifs – dont certains font plus de cent tonnes – ne soient pas placés dans un système perméable à l’eau qui ferait remonter la radioactivité en direction de la surface. Le cahier des charges précise que les équipes de surveillance devront pouvoir atteindre et retirer du site les conteneurs, au cas où ceux-ci poseraient un problème (voir l’image 1 en tête de l’article). Bref, le programme de gestion des déchets nucléaires et de leur stockage en couche profonde se veut rassurant et son budget total est chiffré à 19,5 milliards de francs (environ 1 centime par kilowattheure d’origine nucléaire).

 

Illustration 2 : Carte des trois sites pressentis; la Nagra compte annoncer cette année encore lequel des trois sites sera choisi; l’autorisation générale de construction du dépôt est prévue pour 2031.

 

 

Illustration 3 : Le schéma ci-dessus illustre l’ampleur du projet. On remarque un dépôt pilote et une ‘zone expérimentale’, ce qui laisserait entendre que la Nagra anticipe des problèmes imprévus.

 

S’interroger sur l’histoire d’une entreprise hors-norme apporte une lumière indispensable à sa compréhension

Pour mieux apprécier les termes principaux du stockage des déchets en couche profonde, il faut prendre en compte l’expérience des dépôts similaires. Les géologues Marcos Buser et Walter Wildi rappellent que si le concept du dépôt en couche profonde remonte aux années septante et s’est imposé dans les années quatre-vingt, le coût estimé pour la Suisse – à l’origine – avait été fixé à 2 milliards (10 fois moins que le budget actuel). L’essentiel de la hausse est dû aux mesures croissantes et nécessaires pour faire face aux problèmes qui apparaissent à mesure que le projet avance.

Il se trouve que creuser dans des couches géologiques étanches a le défaut de les fragiliser et d’attirer l’eau là où elle est malvenue. Ce phénomène a été constaté dans les mines de sel réaffectées en dépôt de matières dangereuses. Le raisonnement soutenant cette option de stockage semblait imparable puisque, comme chacun peut le deviner, s’il y avait eu de l’eau, le sel aurait fini par se dissoudre et disparaître ; donc s’il y a du sel, il n’y a pas d’eau et, conclusion logique, les mines de sel sont des lieux parfaits pour recevoir des matières radioactives ou chimiques. Ce brillant syllogisme s’est toutefois avéré faux.

L’expérience a montré que le creusement des galeries avait modifié la statique de l’ensemble. En Allemagne, les sites de dépôts radioactifs dans les anciennes mines de sel de Asse (Basse Saxe) et Morsleben (Saxe-Anhalt) et les nombreuses mines abritant des déchets industriels ultimes ont permis de vérifier que le creusement des galeries et la chaleur dégagée par certains déchets attire l’eau là où on ne la voulait surtout pas. En France, le site de Stocamine en Alsace fait les gros titres de la presse pour des raisons similaires depuis des décennies.

Au vu de ces expériences concrètes, prévoir le comportement des roches traversées par un réseau dense de galeries demande une longue période d’observation pour comprendre de quoi il retourne. Cette approche permet d’éviter les coûts d’assainissement d’un dépôt étanche que la circulation des eaux souterraines aurait fini par crever.

 

L’argile fossilisée est-elle suffisamment stable pour accueillir un dépôt de déchets de haute activité ?  

Selon la Nagra, l’argile fossilisée est stable et suffisamment compacte pour accueillir un tel dépôt, du moins tant que personne ne vient la perturber en y creusant des galeries.

Dans le voisinage d’un des tunnels autoroutiers de la Transjurane – celui du Mont-Terri près de Saint-Ursanne – des expériences ont été menées dans de l’argile fossilisée identique à celle qui devrait accueillir le dépôt de la Nagra (l’argile à opalinus). Les expériences ont montré que les argiles fossilisées se fracturent fortement dans le voisinage immédiat de la galerie et forment un réseau interconnecté perméable lorsque l’on retire la roche au moment du creusement. Pour illustrer le propos d’une hypothèse simplifiée, pour un tunnel de 3 m de diamètre, la zone fissurée va jusqu’à 1,2 m à l’extérieur du tunnel, ce qui implique que les galeries ayant ce diamètre seraient bâties dans une zone de roche fragilisée se déployant sur toute leur longueur ; dans cette hypothèse, vingt galeries-«spaghettis» de 900 mètres de long seraient ainsi logées dans un espace fragilisé d’un volume de 600’000 m3 !

Vu l’impact de l’intervention humaine, faut-il craindre l’inondation des galeries et la création d’un système d’eau souterraine capable de remonter la radioactivité vers la surface ? Les promoteurs du dépôt caressent l’espoir que l’argile fossilisée sera capable de colmater les fissures dans un temps acceptable, en comptant sur la capacité d’expansion de cette roche au contact de l’eau. Mais Marcos Buser et Walter Wildi m’ont rapporté que différentes études scientifiques sur l’argile à opalinus estiment le temps de vérification de cette capacité d’autoréparation à un siècle.

Alors, pourquoi démarrer en 2031 la création d’un site pour l’entreposage des déchets radioactifs si l’expérience en cours ne pourra pas délivrer de réponse décisive avant longtemps ? Pourquoi creuser de nouveaux puits et galeries dans une couche géologique profonde si le concept n’est pas encore mûr et que des erreurs de conception contraignaient finalement la Nagra à tout recommencer ? L’histoire des dépôts de matières dangereuses ayant montré que les couches géologiques réputées étanches laissent passer de l’eau après l’intervention humaine, il serait sage de continuer à observer les sites existants avant de poursuivre l’aventure technologique dans un autre lieu des entrailles de la terre.

Les motifs ci-dessus devraient suffire à demander un report du calendrier du projet de la Nagra et à s’assurer que la stratégie poursuivie jusqu’ici soit analysée de façon objective et indépendante.  Car le risque d’échec d’un site de stockage à 500 m de profondeur est encore majoré par un autre problème de taille dont les termes ne sont toujours pas clarifiés.

 

L’autre problème dont la Nagra ne veut pas entendre parler

Le but d’un dépôt profond est d’éviter que l’activité humaine ne vienne le perturber et ne provoque des fuites de radioactivité. Or, pour qui regarde la carte géologique du nord-ouest de la Suisse, sous les sites des dépôts pressentis, on trouve, quelques centaines de mètres plus bas, une fosse géologique dont la caractéristique est de receler des énergies fossiles, du gaz notamment (on parle de Permo-carbonifère). Dans le cas présent, Walter Wildi et Marcos Buser relèvent que la Nagra ne veut pas faire de forages pour vérifier les quantités de gaz et des autres matières premières qui pourraient se trouver sous les sites pressentis, de peur d’en trouver suffisamment, ce qui compliquerait les choses…

 

Illustration 4 : Carte du Nord de la Suisse avec les fosses du Permo-carbonifère et la localisation des trois sites pressentis.

Retirer le gaz naturel du sous-sol pour un usage industriel quelconque suffirait à déstabiliser les couches d’argiles fossiles situées au-dessus (risque d’affaissement et de déstructuration, un phénomène géologique bien connu). On mesure l’ampleur de la contradiction. Si l’ambition de créer un dépôt de déchets radioactifs étanche et sécurisé à 500 mètres sous le sol pouvait être ruinée par l’exploitation de gaz, sa localisation irait à rebours du but visé. Pour le dire autrement, si l’exploitation de gaz en vue d’un bénéfice économique à court terme avait le potentiel d’entamer la sécurité d’un dépôt qui devrait rester sûr pendant 100’000 ans et constituer la clé de voûte d’un projet dont le budget avoisine les 20 milliards, le projet de la Nagra ne serait pas crédible. Alors pourquoi ne pas vérifier cette partie de l’équation ?

Selon les géologues Buser et Wildi, malgré huit forages d’une profondeur de 1’000 à 2’500 mètres, la Nagra n’a jamais fait les analyses qui auraient permis de s’assurer qu’il n’y a pas de gaz ou d’autres matières premières en quantité exploitable. Sur les huit forages, seul un, Riniken, a été fait au-dessus du Permo-carbonifère, mais sans aller au fond du problème évoqué ici.

On nous fera peut-être remarquer que placer le site au nord de la zone « Zürich Nord-Est » permettrait de ne pas se retrouver au-dessus du Permo-carbonifère puisque le socle de roche cristalline sous-jacente est un peu plus élevé qu’ailleurs. Mais ce secteur a d’autres défauts géologiques – dont celui expliqué dans la première partie de ce papier – et il est fortement contraint par la frontière qui zigzague entre la Suisse et l’Allemagne selon des courbes improbables.

 

En guise de conclusion

Sur l’ensemble des questions qui méritent un débat public, je me suis concentré sur deux aspects : les zones de roches fracturées autour des galeries qui pourraient créer un réseau de circulation d’eau souterraine dommageable ; le manque d’analyse de la Nagra sur la question de la présence de gaz exploitable et d’autres matières potentiellement utiles sous le dépôt projeté. Vu ces deux lacunes, le calendrier de la Nagra semble déraisonnable. Tout indique qu’il vaudrait mieux que la Nagra réponde de façon documentée à ce double régime d’incertitudes avant que de se lancer dans la création de ‘zones expérimentales’ supplémentaires à 500 mètres sous terre. Ce genre d’expérience pourrait se muer en politique du fait accompli, au détriment de la volonté des citoyens des régions concernées.

Que le lecteur ne se méprenne pas sur mes intentions. Les arguments donnés ici ne contestent pas l’hypothèse d’un dépôt dans une couche géologique profonde. Ils remettent en cause la méthode et le calendrier fixé par la Nagra et par les autorités fédérales. Contrairement à ce que d’aucuns laissent accroire, il faudra plus de temps que prévu pour parvenir à un résultat scientifiquement solide sur ces interrogations et d’autres questions non mentionnées ici. Mais l’avenir reste ouvert. Il est possible que les résultats finissent par confirmer le bien-fondé du concept et du site choisis par la Nagra, mais il est aussi possible qu’ils l’infirment.

On verra quelles sont les réponses de la Nagra à ces critiques. Il semble toutefois raisonnable de reconnaître que le problème du stockage définitif des déchets radioactifs n’est toujours pas résolu. La Nagra a néanmoins annoncé qu’elle déterminera le site définitif encore cette année. Vu le contexte, il serait sain que les citoyens demandent et obtiennent des expertises indépendantes. Car si la recherche indépendante est encore trop peu sollicitée sur les enjeux démocratiques, elle offre néanmoins la meilleure garantie d’un débat de qualité au service de la Suisse.

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Voir une conférence de Marcos Buser sur l’histoire de l’entreposage des déchets radioactifs, symposium international sur la gestion post fermeture (sept. 2021, Berne)

Suisse, France, États-Unis : Comment Gagner une Guerre Civile ?

Les États-Unis et la France se trouvent dans un état de tensions qui rappelle les signes avant-coureurs d’une guerre civile. Les États-Unis n’ont jamais vraiment cicatrisé de leur guerre dite de Sécession comme en témoigne l’insurrection de janvier dernier au Capitole et le déboulonnage de statues du général Lee dans les mois qui suivirent ; le mensonge y atteint aujourd’hui encore des degrés inimaginables chez une partie non négligeable de la classe politique.

La France connaît une situation qui semble moins grave, mais le pays est écartelé entre le mythe fondateur tout à la fois égalitaire et sanglant de la Révolution et la réalité d’une administration qui confirme la rente de situation de la capitale au détriment des provinces ; de plus, l’élection présidentielle de 2022 met sur le devant de la scène les extrémistes de droite et de gauche qui prolongent avec beaucoup de verve l’état d’esprit insurrectionnel qui animait les gilets jaunes. Bref, tout se passe comme si les États-Unis et la France faisaient face à un état d’insurrection semi-permanent, séquelle de guerres civiles au goût amer.

A la question ‘comment gagner une guerre civile’ la réponse la plus évidente est qu’il faut éviter de la mener. Chercher un apaisement est le plus sûr moyen d’éviter les conflits et les blessures qui finissent par se rouvrir dès que les tensions montent à nouveau. Mais cette réponse de principe n’évite pas de se poser la question d’un éventuel refus de l’apaisement par le camp le plus belliqueux. Notamment, la Confédération suisse dû faire face à une guerre de sécession au milieu du XIXe siècle et il vaut la peine de comprendre les conditions qui permirent de souder le pays durablement puisque tel fut son résultat.

Je précise qu’il ne faut pas voir dans ces lignes une leçon à la France puisque l’homme qui mena cette guerre et la remporta brillamment – Guillaume Henri Dufour – était français lors de sa formation à Polytechnique (Paris) et lors de son service actif en tant qu’officier dans les armées de Napoléon. Si Guillaume Henri Dufour devint Suisse, c’est parce que Genève, dont il était citoyen, entra dans la Confédération en 1815.

Guerre civile dite du Sonderbund
Lorsque le déclenchement de la guerre civile devint inexorable, Dufour fut choisi pour assumer la charge de commandant en chef de l’armée fédérale (contre son attente). Pour l’anecdote, une de ses quatre filles lui demanda de se démettre, parce que « les lois de dieu sont au-dessus des lois des hommes ». Le père répondit par courrier que tout reposant désormais sur lui, il ne pouvait trahir son serment et, sous le coup d’une émotion manifeste, il implora le pardon de sa fille.

Les armées en présence comptaient 100’000 hommes pour l’armée fédérale et 80’000 pour la ligue dite du Sonderbund. Les éléments matériels étaient donc réunis pour conduire à une tragédie sanglante de grande envergure.

Or, dans sa Proclamation à l’armée du 5 novembre 1847, Dufour demande aux soldats qu’on puisse dire d’eux : « ils ont vaillamment combattu quand il l’a fallu, mais ils se sont montrés partout humain et généreux ». Dans ses directives aux officiers il précise encore qu’il faut « désarmer les prisonniers, mais ne leur faire aucun mal, ni leur adresser aucune injure. Les traiter, au contraire, aussi bien que possible pour les désabuser. (…) Il faut, quelque fort qu’on soit, redouter le désespoir de son ennemi. »

Dufour veilla si bien au respect de sa résolution sur le terrain qu’elle le fût à la satisfaction presque unanime des protagonistes. Sur le plan tactique, il se mit en position de force pour encercler les troupes ennemies et il consacra un temps calculé à négocier pour les contraindre à se rendre. Ses manœuvres furent couronnées de succès face à Fribourg, Lucerne et le Valais notamment. Malgré l’importance des moyens engagés, le bilan humain fut limité à quelque 150 morts. Par comparaison, aux États-Unis, la guerre de Sécession causa plus de 620’000 morts ; en France, la guerre de Vendée fit environ 200’000 morts et le bilan humain de la Commune de Paris aurait causé entre 5’000 et 20’000 morts suivant les analyses (alors qu’un peu de patience eut permis d’éviter ces massacres).

Le génie de Dufour fut de comprendre qu’il ne lui fallait pas seulement obtenir une victoire militaire au sens technique du terme. Il devait se placer au-dessus des partis et faire preuve de magnanimité pour gagner les cœurs des concitoyens des deux bords et les unir à long terme. Il y réussit admirablement comme l’atteste la longévité et la permanence de la démocratie libérale qui fut mise en place l’année suivant la guerre et qui dure depuis plus de 17 décennies sans interruption (une pérennité unique en Europe continentale pour une démocratie).

Pour illustration, un autre commandant en chef aurait probablement cherché à écraser les cantons du Sonderbund ; il aurait tenté de se couvrir de gloire par une confrontation virile et délétère ; il se serait montré implacable dans l’idée d’extirper toute velléité de soulèvement dans le camp adverse au prétexte de ‘sauver la République’ ; il aurait excité des vengeances diverses et à l’instar de ce que l’on vit et voit encore dans d’autres guerres civiles et, résultat logique, il n’aurait jamais pu unir les Suisses de façon aussi essentielle que ne le réussit Dufour.

A quoi bon être dur et implacable si, à la fin, on se retrouve avec plus d’ennemis qu’on en avait à l’origine ?! Dufour comprit la contradiction et pu la surmonter du fait de son appartenance à trois cultures : celle de l’élite des ingénieurs et officiers français, celle de l’Église protestante de Genève et celle de sa patrie d’élection, la Suisse. Son succès est dû à cette triple appartenance, aux qualités du personnage et à une configuration politique particulière qui lui permit de s’entourer des officiers de son choix. Surtout, Dufour se lança corps et âme dans la tâche immense qui consiste à éviter qu’un parti revanchard et paranoïaque ne déchaine son ressentiment contre une partie significative de la population et ne la blesse profondément au prétexte fallacieux de sauver la République.

Par contraste, ni les États-Unis et ni la France ne gagnèrent vraiment leurs guerres civiles au sens où ces pays restèrent fissurés de l’intérieur du fait des violences folles qui caractérisèrent leurs guerres civiles respectives.

En guise de conclusion
Le succès de Dufour suscita une forte émotion dans toute l’Europe. Parce que sa victoire sur la violence fut respectueuse du camp adverse et redonnait espoir aux tenants de la démocratie, elle fut accueillie avec enthousiasme. Des milliers de personnes se réunirent devant le consulat Suisse à Rome, des manifestations de joie eurent lieu à Londres, Paris, ou encore en Allemagne.

Alors que Napoléon 1er mit l’Europe à feu et à sang parce qu’il était incapable de vivre en paix avec lui-même, la guerre civile menée par Dufour unit profondément les Suisses. Ironie de l’histoire, Dufour fut un produit de la méritocratie instaurée par Napoléon : il sortit premier de sa promotion à l’École d’application de l’artillerie et du génie de Metz et obtint cinq légions d’honneur – dont les distinctions de commandeur, grand officier et grand-croix. Mais au contraire de son mentor, Dufour comprit qu’unir les citoyens et panser les blessures d’un pays implique d’étouffer la spirale des violences croissantes aussi vite que possible, en respectant l’autre de façon rigoureuse, non en l’écrasant.  

Si le meilleur moyen de gagner une guerre civile est encore de ne pas la mener, l’exemple de Dufour donne une piste pour en désamorcer les effets les plus pernicieux. Puisse la Suisse ne pas conserver pour elle-même l’héritage spirituel de Dufour, car son exemple mérite de rayonner au-delà de ses frontières. 

La mise hors service des centrales nucléaires suisses a commencé : ce qu’on sait faire et ce qu’on ne sait pas faire.

La multinationale bernoise BKW a commencé de démanteler une centrale nucléaire en Suisse. Mais comment démonter une installation hautement radioactive ? Qui en supportera les coûts ? Que sait-on faire et que doit-on encore apprendre à faire pour éviter une pollution radioactive, si tant est que l’on parvienne à trouver une solution satisfaisante pour les déchets pendant ce siècle ?

Le réacteur de la centrale nucléaire de Mühleberg a été conçu dans le courant des années soixante. Il a démarré en 1971 et a fonctionné jusqu’à fin 2019. La conception du réacteur était devenue obsolète vu l’évolution des standards de sécurité pour les nouveaux réacteurs. En un mot, BKW s’est rendu compte que la centrale de Mühleberg n’était plus rentable du fait du bas coût de l’électricité et de différents risques…

Et comme BKW est aussi et peut-être avant tout une entreprise d’ingénierie, elle a préféré acquérir les compétences qui lui manquaient pour démonter elle-même sa centrale. Elle pourra ensuite vendre son nouveau métier dans les nombreux pays où des réacteurs seront démantelés et où elle est active. Les deux réacteurs de Beznau, près de Zurich, sont plus anciens que celui de Mühleberg. Leur propriétaire devra les fermer d’ici quelques années et BKW ne manquera pas de lui offrir ses services. Les centrales nucléaires de Goesgen et de Leibstadt pourraient suivre. Le démantèlement de Mühleberg permet donc à BKW de se positionner habilement tout en réduisant les risques auxquels les autres propriétaires de centrale font face.

Le budget des deux étapes que constituent, premièrement, le démantèlement de la centrale et, secondement, l’entreposage des déchets radioactifs qu’elle a généré pendant les quelques 48 années de son fonctionnement avoisinerait les 3 milliards de francs (le réacteur a une puissance de 390 Mégawatts électriques). Le montant est considérable si on le compare à celui de la construction d’un nouveau réacteur comme l’EPR de 1650 Mégawatts électriques qu’Électricité de France construit à Flamanville. Le budget de sa construction était devisé à 3.3 milliards d’Euro en 2012, soit un ordre de grandeur similaire aux deux étapes que l’on vient de dire pour Mühleberg, alors que cette dernière est bien plus petite. Il est vrai que le budget de l’EPR de Flamanville été multiplié par six pour atteindre 19.1 milliards selon le dernier rapport de la Cours des comptes rendu public le 9 juillet 2021. Mais ce fait illustre seulement les risques financiers auxquels fait face le secteur du nucléaire.

Cela étant, plusieurs centrales nucléaires ont été démantelées avec un certain succès dans différents pays (France, Espagne, USA notamment) et d’autres sont en voie de l’être. Il y a plusieurs stratégies en concurrence et les surprises sont plutôt du côté des coûts et de l’effectivité des mesures de sécurité. Pour le dire autrement, on sait démanteler un réacteur même s’il y a beaucoup de choses à décider ; réussir la première étape de la neutralisation des radiations ionisantes sur le site du réacteur implique toutefois que les autorités de surveillance rendent des comptes au public et que certains citoyens aient à cœur de poser des questions qui soutiennent l’effort de sécurité.

Quant à la deuxième étape, elle vise à neutraliser les radiations ionisantes en construisant un site d’entreposage en couches géologiques profondes pour les déchets hautement radioactifs.1 L’Inspection fédérale de la sureté nucléaire évalue actuellement la sécurité technique des propositions de sites d’implantation et elle se veut rassurante.

Le problème est que tout se passe comme si, à la fin du processus, la Confédération allait nécessairement trouver le site qui réponde à tous les critères de sécurité pour les dizaines de dizaines de millénaires à venir. Or, il n’y a pas, dans le monde et à ce jour, de site d’entreposage des déchets hautement radioactifs ; et les dépôts profonds que la chimie a utilisés parce qu’initialement jugés sûrs se sont avérés catastrophiques. Creuser des galeries entraine des infiltrations d’eau. L’eau profite de fissures dues aux mouvements géologiques pour entrer dans les galeries et fait rouiller les fûts en acier inoxydable, puis remonte à la surface chargée de radioéléments à longue durée de vie. Polluer les eaux de cette façon constituerait un déni de responsabilité envers notre postérité.

Par voie de conséquence, la Confédération ne parviendra pas nécessairement à identifier les couches géologiques capables de maintenir leur statique et d’éviter des infiltrations après creusement, sur le long terme. Le risque de se focaliser sur une solution illusoire existe. Et vu que la Confédération s’est fortement engagée dans la voie de l’entreposage en couches géologiques profondes, il serait à craindre qu’elle s’entête dans une fausse solution, du fait de l’argent déjà dépensé. Entre parenthèse, le site d’entreposage profond que le gouvernement français tente d’imposer à Bure en région Grand-Est a été choisi pour des raisons politiques, du fait d’une opposition plus faible dans ce coin perdu qu’ailleurs.

Afin d’informer et d’impliquer le public sur le démantèlement des centrales nucléaires et la gestion des déchets hautement radioactifs, je signale que l’organisation Nouvelle Organisation Économique pour le 21e siècle (Noé21) organise un symposium à Berne le 30 septembre (avec traduction simultanée allemand-français). Les conférenciers aborderont en détail les aspects survolés ici et le public pourra poser les questions qui lui tiennent plus particulièrement à cœur, notamment sur la sécurité et sur les coûts pour les consommateurs, les opérateurs et les contribuables. Voir la présentation du symposium ici.

On pourra s’y rencontrer puisque je vais y assister.



1 J’omets de parler des déchets faiblement à moyennement radioactifs qui posent d’autres problèmes.

Pollutions nucléaires transfrontières : comment l’Allemagne se défend face à ses voisins

L’Allemagne craint la construction d’une centrale nucléaire en Pologne, à plus de 250 km de sa frontière. Comment fait-elle valoir son droit ? Qui agit et comment ? 

La Convention d’Espoo, du nom de la ville de Finlande où elle a été signée, réunit 53 pays européens dont la Suisse, avec mission de limiter les risques de pollutions transfrontières. L’emploi récent de cette convention par les Allemands mérite d’être commenté. Elle permet de comprendre comment les pays d’Europe peuvent limiter les risques de pollutions transfrontières sachant par ailleurs que l’exemple développé ici repose sur la commande d’une expertise genevoise* par une députée allemande au Bundestag.

En deux mots, les signataires de la Convention d’Espoo s’engagent à avertir leurs voisins lors d’un projet de construction d’une installation nucléaire – entre autres installations – et à faire les études d’impact nécessaires pour s’assurer qu’aucun dommage important n’affectera les pays voisins. Le pays auteur du projet doit informer équitablement le public des deux côtés de la frontière, en coordination avec celui qui pourrait être victime du dommage. Si le pays auteur du projet n’entreprend pas cette démarche, celui qui craint pour son intégrité peut faire reconnaître son droit d’être informé et, ainsi, peser un peu sur les choix effectués puis, le cas échéant, assurer un suivi de l’installation tout au long de son exploitation.

 

En quête de données scientifiques  

Dans le cas qui nous occupe, la Pologne a considéré que son projet de centrale nucléaire ne représentait aucunement une menace pour ses voisins. Quant au gouvernement allemand, il ne bougeait pas non plus. Sylvia Kotting-Uhl, présidente de la commission de l’environnement au Bundestag (Les Verts), a pointé l’inaction du gouvernement sur ce dossier : “C’est révélateur de la léthargie avec laquelle le gouvernement allemand suit les projets nucléaires dans un pays voisin” (Zeit Online, 26.01.2021).

Pour sortir de l’impasse, Sylvia Kotting-Hühl, au nom des Verts, a demandé aux experts genevois (dont le soussigné fait partie) une étude déterminant si l’Allemagne et les pays environnant la Pologne risquaient d’être touchés lors d’un accident nucléaire majeur dans un réacteur situé dans la région de Zarnowiec-Kopalino, au nord de Gdansk, sur la Baltique. La question était laconique : le nuage radioactif pourrait-il impacter l’Allemagne et les autres pays de façon significative et, vu l’importance des vents dans la direction prise par le nuage délétère, selon quelle probabilité ?

 

Méthode de l’étude genevoise

L’équipe genevoise s’est mise au travail et a commencé de préciser les caractéristiques du réacteur nucléaire que la Pologne serait en passe de choisir (possiblement un réacteur à eau pressurisée de 3400 MWth, sachant que l’EPR français, plus puissant, semblait avoir été exclu des pourparlers). Afin d’être représentative, l’étude modélise un accident nucléaire majeur au travers de 1096 situations météorologiques correspondant à 1096 jours jusqu’à fin novembre 2020 (sur trois années). L’étude porte sur l’impact en Pologne et dans un premier cercle de quatre régions autour de la Pologne : l’Allemagne (ouest), le Danemark et la Suède (nord), Kalinigrad-Oblast, la Lituanie et la Lettonie (est), la Tchèquie, la Slovaquie, l’Ukraine et la Biélorussie (sud et sud-est) ; elle examine également plus de 30 pays européens dans le but de fournir une image complète des dommages potentiels sur la santé et l’environnement que créerait cette installation. L’étude a été publiée à fin janvier avec de nombreux détails sur la méthode employée, en précisant l’identité du mandant.

 

Principaux résultats

En cas d’accident nucléaire majeur, en moyenne, 60% des maladies graves radio-induites (cancer, maladies cardiovasculaires et décès radio-induits associés) surviendraient en dehors de la Pologne.

Du point de vue des limites d’exposition annuelles du public, telles que fixées par la directive 2013/59/Euratom, plus de 7 millions de personnes en Europe recevraient une dose de rayonnement ionisant ≥ 1 mSv (au-delà de la limite supérieure pour le public en situation normale). Et plus de 150’000 personnes recevraient en moyenne une dose de rayonnement ionisant ≥ 20 mSv, soit une dose supérieure à la limite de 20 mSv en une seule année pour les professionnels travaillant avec des éléments radioactifs (et le personnel navigant des compagnies aériennes). Ces niveaux ont déjà un impact sanitaire car les radiations ionisantes ont la propriété d’infliger des micro-blessures à nos cellules même à petites doses. Les cellules se réparent spontanément, mais pas toujours, et les micro-blessures peuvent produire des dommages aux molécules d’ADN, c’est à dire à notre code génétique et entrainer des maladies graves (tel le cancer) et moins graves.

Concernant les impacts transfrontières proprement dit, sur 1096 simulations météorologiques, dans 69% des cas, une des quatre régions autour de la Pologne recevrait une dose collective engagée supérieure à ce pays, tandis que dans 76% des situations météorologiques, trente pays d’Europe considérés ensemble seraient dans ce cas. Les quatre pays ou groupes de pays autour de la Pologne qui seraient plus touchés que la Pologne le sont dans un pourcentage de simulations qui n’est pas négligeable : Allemagne (9%) ; Suède et Danemark (24%) ; Kalinigrad, Lituanie et Lettonie (34%) ; Tchéquie, Slovaquie, Ukraine et Biélorussie (17%). En clair, un accident nucléaire majeur dans la région de Zarnowiec-Kopalino aurait une forte probabilité d’affecter davantage la santé des habitants des pays avoisinant que celle des Polonais. Les frontières à l’intérieur de l’Europe étant ce qu’elles sont, le risque constitué par ce projet industriel a une dimension transfrontière indubitable.

 

Comment le dossier a avancé auprès du gouvernement allemand  

Selon la presse allemande, à la suite de la réception de l’étude, Sylvia Kotting-Uhl a adressé une lettre de protestation au bureau de la Convention Espoo en résumant les conclusions de l’équipe genevoise ; elle a par ailleurs demandé au gouvernement allemand d’exiger l’implication de l’Allemagne auprès du gouvernement polonais (Zeit Online, 26.01.2021). A la suite de quoi le gouvernement fédéral a demandé à être informé de l’évolution du projet polonais de construction de réacteurs nucléaires sur la mer Baltique et à être associé aux discussions. Jochen Flasbarth, secrétaire d’État au ministère fédéral de l’environnement a déclaré au Redaktions Netzwerk Deutschland, qu’il souhaite connaître tous les détails du projet, tels que les types de réacteurs prévus et les mesures de sécurité : “La question de savoir comment la construction de nouveaux réacteurs nucléaires affectera l’Allemagne est très pertinente pour nous dans ce contexte” (RND, 27.01.2021). La Convention d’Espoo veut favoriser les échanges d’informations entre pays, non l’ingérence dans la politique d’un pays. Comme le précise Sylvia Kotting Uhl, “le gouvernement allemand ne peut pas arrêter les projets nucléaires insensés de la Pologne, mais il peut informer les citoyens concernés, exiger d’avoir son mot à dire et insister pour que la sécurité des centrales soit optimale, sous un œil vigilant” (Zeit Online, 26.01.2021).

Une disposition de la Convention Espoo mérite d’être soulignée, à propos du contenu du dossier d’évaluation des risques : celui-ci doit décrire les solutions de remplacement éventuelles du projet, sans omettre l’option «zéro». Le nucléaire représente une alternative au charbon, mais il y a vraisemblablement d’autres possibilités que le nucléaire, ce que certains pourraient trouver tentant de développer.

Pour conclure, la Convention d’Espoo élargit l’épreuve de vérité sur un projet industriel potentiellement dangereux, bien au-delà des frontières du pays qui entend le développer. En regard de l’accident nucléaire de Fukushima dont on commémore les dix ans ce 11 mars, la Convention apporte ce petit plus pour échapper à l’état d’esprit néfaste qui, sous d’autres cieux, selon la commission d’enquête parlementaire japonaise, a favorisé l’abandon de tout esprit critique chez les bureaucrates en charge de la sécurité de l’industrie nucléaire nationale.

* Piguet, F.P.i, Eckert, P.ii, Knüsli C.iii, Peixoto H.iv, Giuliani G.iv. 2021. Modelling of a Hypothetical Major Nuclear Accident in Poland from 1096 Meteorological Situations and Analysis of Transboundary Environmental Impact for European Countries and Their Inhabitants. Institut Biosphère. Geneva. Strategic Studies No 3. Version 2021.01.11. 20 p.

i Institut Biosphère, Geneva; ii Geneva; iii IPPNW (Suisse), Luzern; iv Institute for environmental sciences, University of Geneva.     

URL: https://institutbiosphere.ch/eunupri2021.html

L’hydrogène vert pour stocker les énergies renouvelables, c’est maintenant !

Un argument opposé aux énergies solaires et éoliennes est qu’elles sont peu concentrées et qu’il n’est pas possible de les stocker… Mais l’argument est faux. Des investissements importants et bien réels dans la filière de l’hydrogène vert le démontrent clairement.

Dans un blog récent, Christian Jacot-Descombes louait les vertus du nucléaire pour sa capacité à produire de l’énergie sans contribuer au réchauffement climatique : le nucléaire serait l’ami du climat, notamment en France, où cette industrie, je cite, « fonctionne très bien » ; un propos amusant pour qui connaît les déboires de Framatome dans la construction de l’EPR (dix ans de retard et un coût à 542% du montant initial), sachant de plus que la France a abandonné en 2019 le projet ASTRID de réacteur nucléaire de quatrième génération après y avoir dépensé plus de 738 millions d’euros. Mais passons les échecs de l’atome pour nous intéresser au stockage des énergies renouvelables.

Le fait nouveau à retenir est que nous savons stocker les énergies éolienne et solaire à grande échelle.

En Suisse nous connaissons bien le stockage journalier et saisonnier de capacité électrique par les barrages alpins. Nous connaissons moins les techniques disponibles pour convertir l’électricité renouvelable en hydrogène, grâce à des électrolyseurs, puis stocker l’hydrogène et utiliser son pouvoir énergétique ultérieurement, sur demande. Plusieurs solutions de stockage existent, dont l’une implique une transformation de ce gaz en méthane vert, avec un bon bilan CO2. L’utilisation des surplus éoliens et solaires mène de plus à la production et au stockage d’énergie utilisable pour différents types de véhicules difficiles à électrifier.

De nombreuses entreprises investissent désormais pour récupérer ces surplus d’électricité et créer ainsi une filière énergétique capable de les stocker à grande échelle, sous différentes formes. La Commission Européenne a dévoilé ses ambitions en la matière le 8 juillet dernier. Elle vise la construction rapide d’un électrolyseur dont la puissance installée atteindrait 100 Méga Watts, une puissance équivalant au dixième de celle d’une centrale nucléaire comme Goesgen (1’060 MW), ce qui constitue un pas intéressant.

Le but est d’atteindre une puissance installée totale de 40’000 MW dans l’Union et de produire de l’hydrogène pour un montant avoisinant l’énergie de six réacteurs nucléaires dès 2030, selon une progression exponentielle.

L’Allemagne investit à elle seule 8 milliards d’Euros sur dix ans. L’intérêt de la filière est de valoriser les surplus des énergies renouvelables et de pouvoir optimiser la production, le stockage et l’utilisation de l’énergie éolienne et solaire pour continuer à les développer. La voie n’est pas facile, mais les objectifs climatiques et les intérêts économiques motivent l’opération.

La Suisse avance plus lentement, pour l’instant. L’Office fédéral de l’énergie a soutenu une étude interdisciplinaire de faisabilité réalisée par plusieurs universités et hautes écoles, dont l’Université de Genève et l’Institut Paul Scherrer (2019). L’étude ne se focalise pas sur l’accroissement du stockage saisonnier dans une perspective radicale d’autonomie énergétique du pays en hiver – puisque celle-ci serait antiéconomique – mais elle confirme le stockage des énergies renouvelables. Pour exemple, l’association suisse de l’industrie gazière (ASIG) vise, en mettant à profit le potentiel de l’hydrogène vert, une production annuelle de biométhane de 4’400 Giga Wattheures dès 2030.

Oui, les surplus des énergies éolienne et solaire peuvent être stockées par la filière de l’hydrogène vert et, bien-sûr, par les barrages alpins.

Prétendre le contraire revient à désinformer le public. Les techniques existent à l’échelle commerciale et des acteurs économiques – industriels ou paysans – sont dans les starting-blocks pour les développer et les perfectionner. Un débat devrait s’ouvrir sur les conditions cadres indispensables au stockage des énergies renouvelables en partant des faits, sans dévier des objectifs climatiques.

Notons encore que l’Europe entend promouvoir une filière d’hydrogène vert en Afrique du nord et en Ukraine pour une puissance d’électrolyse de 40’000 MW (en plus de celle sur son territoire donc). Elle lutte ainsi contre le réchauffement climatique sans mettre de petites centrales atomiques dans toutes les mains. On verra si elle parvient à ses fins, mais au moins chemine-telle dans la direction du stockage et de la production accrue des énergies renouvelables. Le stockage du solaire et de l’éolien, c’est maintenant !

Solidarité globale ou repli nationaliste : comment sortir de cette alternative infernale

Le débat sur la solidarité envers la communauté internationale bute sur des termes dont le sens est piégé. Ils sont utilisés et portés comme des étendards par le camp idéaliste cependant qu’ils suscitent la peur dans le camp opposé. Les mâchoires de ce dispositif infernal sont grandes ouvertes et neutraliser le mécanisme de fermeture pour nous préserver d’un grand « clac » serait une bonne chose.

Yuval Harari opposait récemment la « solidarité globale » au « repli nationaliste » et concluait que le premier terme était le seul à pouvoir contrer l’expansion du coronavirus. Une lectrice nommée Claire répondait dans un blog du Temps qu’elle rejetait l’alternative isolement nationaliste versus solidarité globale. Elle observait que la nation concrétise des solidarités bien réelles cependant qu’une interdépendance généralisée est source de confusions :

« Pas d’autre possibilité d’exister dans un pays ? Le sentiment d’appartenance à sa nation ne serait-il que repli sur soi accompagné de la certitude de vivre dans une nation au-dessus des autres ? Quelle pauvre conception ! (…) Et, qu’elle soit patrie ou nation, cette terre contient des humains vivant en société organisée, formant pays ou Etat, avec des limites, nécessité si naturelle que même les animaux en ont besoin et marquent leur territoire pour pouvoir le gérer sans l’épuiser. Des limites au sein desquelles les habitants peuvent exercer leur sens citoyen en gérant leur environnement, celui qu’ils connaissent et qui les entoure, sans l’épuiser ; et si chaque pays, chaque nation, chaque Etat s’en préoccupe pour sa superficie, on n’aura plus besoin de la solidarité globale, soit interdépendance généralisée, sauf pour s’échanger des virus, et peut-être aussi les moyens de s’en débarrasser ? »

Ce commentaire exprimé dans le blog de Marie-Claude Sawerschel permet d’éclairer la signification du terme de solidarité. Celle-ci est cultivée par les membres de différents groupements : syndicat patronal, syndicat d’ouvriers, assurance mutuelle, groupement d’immigrés d’une même culture, association de cyclistes… Un pays est un champ privilégié pour l’expression des liens de protection mutuelle, à l’interne comme avec l’étranger.

La solidarité comme ensemble restreint d’obligations et de dépendances

Certaines de ces relations réunissent des personnes ou des groupes qui s’opposent à quelque chose ou aux détenteurs d’un pouvoir. Le jeu des rivalités fonctionne correctement dans les démocraties dignes de ce nom. Il en va ainsi, du moins tant que les institutions parviennent à combattre la mauvaise solidarité, celle qui unit les auteurs de vols ou de crimes de toutes sortes, et qui peut être solide.

Au-delà de la protection mutuelle, les liens de coopération établis en vue du bien commun peuvent laisser s’exprimer la générosité, la fraternité et même l’amour. Un pays nourri régulièrement par le civisme de ses habitants est un terreau fertile pour l’épanouissement de la solidarité bénéfique : écoute des personnes vulnérables et des victimes de violence, aide alimentaire d’urgence, dons en faveur de la recherche scientifique indépendante, soutien à un système de santé ou à un type d’énergie renouvelable, etc. Un pays est un lieu où se développent différents niveaux d’entraides complémentaires, tous positifs, dont certains peuvent être qualifiés de désintéressés et d’autres – la majorité – relèvent d’une mutualisation dont profite, de manière plus ou moins directe, la population.

Donc oui, participer au développement de relations solidaires contribue au sentiment d’appartenance à un pays. Et réciproquement, l’amour du pays aide à cultiver toute la palette des relations qui font sa résilience et assaisonnent le sens de nos existences individuelles.

La culture des solidarités sur la scène internationale renouvelle le pays, elle ne saurait toutefois mener à une « solidarité globale ». Toute personne ou toute organisation qui fait naître des liens d’entraide participe peut-être de la fraternité des êtres humains, mais ses actions sont soumises aux contingences de la réalité. Les moyens à mobiliser entrent de plus en concurrence avec les ressources indispensables à d’autres appuis, légitimes eux aussi.

Pour le résumer en deux images. 1° Toute manifestation d’une solidarité internationale s’inscrit dans un champ et est entourée par une frontière particulière, comme si, eh oui, comme si elle demeurait locale. 2° La « solidarité globale » est un truc aussi contradictoire que des « ronds carrés ».

Le piège à éviter

Porter haut l’étendard de la « solidarité globale » galvanise certains des militants de la noble fraternité universelle. Mais ignorer les limites qui circonscrivent l’exercice de la solidarité en optant pour sa globalisation – cause inévitable d’une confusion généralisée – laisse planer l’ombre effrayante de son contraire : la destruction des solidarités concrètes qui organisent un pays et ses habitants. Il ne serait pas étonnant que cette perspective inquiète le peuple et, par ricochet, profite aux promoteurs du repli nationaliste.

Les idéaux ont leur place dans tous les débats, à condition d’être servi par un vocabulaire précis. Pour le coup, scander « solidarité globale » à travers ses mâchoires contribue à activer le piège d’une alternative infernale qui, si l’on n’y prend garde, se refermera impitoyablement sur nous et notre postérité. L’ambition idéaliste se contredit elle-même si elle utilise un langage approximatif. Et je suis sûr que Yuval, Marie-Claude et Claire seront d’accord. On parie ?

 

Voir le blog de Marie-Claude Sawerschel

 

 

Adhésion au confinement malgré les coûts gigantesques, le pacte social des démocraties libérales (2/2)

L’effort gigantesque que nous consacrons à la maitrise de l’épidémie se justifie par des raisons culturelles et symboliques qui furent peu discutées. Le système hospitalier fait bien plus que soigner des patients puisqu’il est une réalisation de notre pacte social et qu’il est un réseau au sein duquel se négocie notre passage dans l’au-delà.

Je rapportais dans la première partie de cette réflexion que, sans mesure aucune de confinement, le nombre de décès dus au coronavirus, en Suisse, aurait explosé en l’espace de quelques semaines pour dépasser plusieurs dizaines de milliers. La deuxième partie analyse les motifs qui ont influencé la politique actuelle et contribué à déterminer son acceptation par la population.

Notre système hospitalier ne s’est pas fait en un jour. Il est l’héritier de notre histoire collective.

Qu’il sauve ou qu’il prenne soin de ceux qui passent de vie à trépas, le système hospitalier fait la synthèse entre la modernité technicienne et la vertu de charité envers les plus faibles.

Son origine dans les œuvres charitables remonte à l’ospital du Moyen Âge tel qu’organisé par les monastères en faveur des plus pauvres. Aujourd’hui, la charité a perdu de son importance et laisse la place à la solidarité sur le plan social et à la compassion dans les relations interpersonnelles avec les personnes en souffrance.

La solidarité n’est pas toujours ce que l’on croit

La politique de prévention contre le coronavirus limite le nombre de décès. Tant que le système hospitalier n’est pas submergé par l’afflux de malades, nous sommes assurés que les soins sont à disposition de la grande majorité des personnes modestes comme des riches.

En période de crise, la solidarité prend alors la forme d’un dispositif de protection mutuelle à vocation égalitaire. Nous y adhérons volontiers parce que nous sommes émotionnellement touchés par le péril à combattre et que nous le comprenons comme un choc externe.

Vu le besoin d’impliquer chacun dans les mesures préventives et vu l’environnement international où se joue l’unité d’une communauté politique, la solidarité se développe sur trois niveaux.

• Au niveau interpersonnel, chacun souhaite épargner à ses proches une issue fatale. Le sentiment qui correspond à ce souci est la compassion et le souci de l’autre.

• Au niveau de la solidarité du corps social, les intérêts complémentaires peuvent converger grâce à la confiance dans la solidité du pacte social : si l’accès égal aux soins n’est pas qu’une promesse, il motive le corps social à observer les mesures sanitaires ; celles-ci obtiennent alors le soutien populaire, ce qui évite un afflux ingérable de patients et aide ainsi à garantir un accès égal aux soins.

• A l’échelle internationale, la rivalité entre les communautés politiques les pousse à cultiver la solidarité à l’interne et à se battre à l’externe pour obtenir les produits de l’industrie médicale, tout en coopérant entre elles afin d’optimiser l’emploi de ces produits. Les communautés politiques mêlent ainsi les motifs de la solidarité, de la rivalité et de l’intérêt bien compris pour préserver du chaos leur système hospitalier et, vaille que vaille, maintenir leur rang dans la société internationale.

Les différents niveaux de la solidarité sont complémentaires et ne peuvent être réduits à un seul, fut-il idéal.

Cela étant, maintenir la cohérence du système hospitalier pendant la pandémie ne signifie pas qu’il est exempt de critiques. Un débat sur l’utilité de développer la médecine préventive mériterait d’être mené. Un autre pourrait aborder l’alternative entre soins palliatifs et acharnement thérapeutique, afin que les patients puissent faire un choix bien informé. Surtout, la crise actuelle montre que notre communauté politique a bien failli se laisser surprendre par le coronavirus faute d’avoir écouté les avertissements des experts.

L’incapacité à prévenir une catastrophe annoncée et à s’y préparer est patente pour qui se rappelle le nombre insuffisant de masques ou l’absence de vaccin (alors que l’industrie pharmaceutique suisse est la plus importante d’Europe).

L’actuelle pandémie a une origine environnementale vu la mutation d’un virus et son passage de l’animal à l’homme. Elle met à nu la fragilité du pays face aux problèmes environnementaux. Elle suggère encore que le Conseil fédéral, le Parlement et le Corps électoral seraient peut-être inspirés de s’intéresser aux façon de prévenir et d’atténuer les différentes catégories de crises environnementales.

De la place éminente du système hospitalier

Malgré les améliorations à apporter au système hospitalier, celui-ci est la réalisation la plus remarquable de nos démocraties (sans leur être spécifique). Il a atteint cette place éminente du fait des tâches qu’il exerce à la jonction de la santé et de la maladie, de la naissance et de la mort, avec un haut degré de technicité, dans le respect du pacte social.

Notre communauté politique délègue au système hospitalier la prise en charge des grandes étapes de l’existence des individus, ce qui n’est pas rien sur le plan émotionnel.

Vu cette fonction-clé, un échec du système hospitalier à s’occuper de ses patients lors d’un afflux ingérable de malades en détresse respiratoire aurait été ressenti par la population, si vous me permettez cette métaphore, comme l’incendie d’une ‘cathédrale’. Éviter un traumatisme de cet ordre et épargner des dizaines de milliers de vie constituent deux raisons différentes et qui sont néanmoins liées.

Il va de soi que ces raisons justifient les mesures préventives ; elles font partie de la morale commune et elles donnent tout leur poids aux mesures préventives en regard du coût du confinement. Il convient toutefois de remplir une condition supplémentaire pour que la solidarité soit effective jusque dans le domaine économique.

Solidarité dans le domaine économique

Le confinement est acceptable tant que le pacte social fonctionne envers les salariés, les indépendant et les PME notamment. Les autorités ont dit aller dans cette direction et elles ont pris des mesures réelles. Mais on sent quelque flottement, alors que les moyens financiers et humains sont à disposition pour passer le cap.

A la suite d’autres auteurs, je soumets à la sagacité des lecteurs les mesures minimales que les trois niveaux d’organisation administrative seraient avisés de mettre en œuvre pour compléter le pacte social selon l’équité :

• La Confédération et les cantons doivent compenser les pertes de l’économie par des aides directes, en empruntant à taux négatif pour éponger une partie des déficits des entreprises dus au coronavirus, afin de leur permettre de se relever après la crise. Les communes doivent compléter le dispositif des pouvoirs supérieurs là où c’est nécessaire, et pas seulement là où c’est facile (y compris les communes genevoises, malgré le changement de législature).

• Ce financement doit contribuer à la réorientation de l’économie pour prévenir les crises écologiques que la nature s’apprête à nous jeter à la figure avec une violence bien supérieure à celle qu’exerce l’actuelle pandémie. Une démarche qui concerne la compagnie aérienne à croix blanche sur fond rouge et pas seulement elle.

• Le financement pourra être poursuivi après la levée des mesures de confinement si le retour des clients tardait à se concrétiser, qu’ils soient localisés en Suisse ou à l’étranger. Appeler à la reprise de l’activité sans prévoir cette mesure de soutien élémentaire serait inconséquent.

Vu ce qui précède, relancer la machine économique impliquera, le moment venu, de s’appuyer sur les stratégies alternatives au confinement qui présentent des garanties sérieuses.

Les appels à passer outre que l’on a entendu la semaine passée sont indécents. Plus précisément, ils sont irresponsables sur le plan sanitaire et inadaptés sur le plan économique en l’absence de mesures compensant le manque de clients.

Ceci étant précisé, les réponses à la crise actuelle constituent une opportunité pour apprendre à prévenir les crises environnementales, qu’il s’agisse de pandémies ou des autres problèmes qui affectent notre symbiote, la biosphère.

La solidarité qu’exprime l’acceptation des mesures de confinement montre que notre pacte social assure plutôt bien la cohésion du pays. Ferons-nous preuve d’un dynamisme suffisant pour en rénover les termes et sortir grandi de cette crise ?

NB : Dans le prochain papier, je répondrai aux questions de lecteurs, l’une sur le prix d’une vie humaine dans différentes contrées et l’autre sur l’alternative solidarité globale versus repli nationaliste.

Adhésion générale au confinement, malgré les coûts gigantesques (1/2)

Le confinement s’est imposé à nous comme une évidence. Certaines personnes à l’avis plus nuancé discutent toutefois du bien-fondé de cette mesure parce qu’elles doutent de sa pertinence au vu de ses coûts. Leurs arguments méritent une réponse claire, notamment en regard des chiffres des décès réels et potentiels.

Elles rappellent d’abord que la plupart des victimes du coronavirus sont non seulement âgées, mais en plus atteintes d’une, deux ou trois maladies sévères préexistantes. Les chiffres proviennent de l’Istituto Superiore di Sanità qui a analysé les pathologies d’un millier de patients décédés du coronavirus dans les hôpitaux italiens1. En tout, onze maladies préexistantes sont répertoriées. Le pourcentage des patients décédés avec au moins une pathologie préexistante représente 93.6% de l’ensemble des patients décédés ; le pourcentage des personnes décédées avec au moins deux pathologies préexistantes représente 74% de l’effectif (voir les autres chiffres à la fin de ce texte).

Autrement dit, le coronavirus hâterait le décès de personnes déjà malades plus qu’il ne tuerait directement.

Les chiffres relativiseraient le nombre de morts induits par le coronavirus, sachant par ailleurs que le confinement risque de se payer plus tard par l’ensemble de la population, notamment sur le plan psychique.

L’interprétation qui en découle permet de minimiser l’impact sociétal du coronavirus. Elle me semble toutefois contraire à la décence commune. Je ne m’exprime pas sur la question de l’alternative confinement versus port généralisé des masques. Mon propos est d’identifier quelques’ uns des motifs omis jusqu’ici et qui pourtant justifient l’actuelle mobilisation générale.

Il y a évidemment l’affection pour nos proches qui font partie des personnes à risque et qui sont nombreux. Et il y a des raisons qui relèvent de notre appartenance à une communauté politique.

Il faut aussi prendre la mesure de la gravité du danger que l’on cherche à éviter.

Le scénario du pire que l’on pourrait nommer ‘inaction des autorités et absence de distance sociale’ a été communiqué aux autorités fédérales et cantonales, d’où leur décision de le conjurer. Il nous est connu par déduction puisque des épidémiologistes de différents pays en ont publié plusieurs variantes. Par exemple, le Monde du 15 mars mentionnait qu’Emmanuel Macron avait commandé une étude qui estimait – dans l’hypothèse extrême de l’absence de mesures préventives – aux alentours de 400’000 le nombre de décès en France (avec une incertitude de plus ou moins 25%)2. Ce scénario ne se réalisera pas, mais une simple règle de trois nous permettrait de situer le nombre de décès en Suisse en proportion de ses huit millions d’habitants (dans le cas d’un scénario sans atténuation). Cet ordre de grandeur est corroboré par d’autres études.

Notamment, l’Imperial College à Londres a mis en ligne le 26 mars un rapport évaluant l’impact potentiel pour de nombreux pays3. Dans le scénario extrême, le pourcentage de décès dû au coronavirus en regard de la population y est comparable au pourcentage de morts civils et militaires que les USA, la Grande Bretagne ou la France connurent pendant la Deuxième guerre mondiale (voir les chiffres est à la fin de ce texte).

Ces ordres de grandeurs signalent la gravité de la période que nous traversons.

Le pire scénario épidémiologique pour la Suisse – donc celui qui aurait eu lieu sans les mesures préventives du Conseil fédéral – permet à l’Imperial College d’estimer le nombre hypothétique de décès entre 56’000 et 76’000. Ces chiffres s’expliqueraient par une demande en lits de soins intensifs supérieure à 25’000 au pic de l’épidémie, un nombre environ vingt fois plus élevé que celui des lits de soins intensifs à disposition. Dans le scénario sans atténuation, les gens mourraient dans des hôpitaux incapables de les traiter selon les critères de l’art médical.

De fait, l’utilité de ces projections est de montrer ce à quoi nous sommes en train d’échapper grâce aux décisions des autorités et à l’attitude du peuple.

Le scénario du pire montre qu’il est erroné de minimiser l’importance de la crise actuelle au motif que la plupart des personnes décédant du coronavirus sont déjà malades ou âgées et que leur vie ne serait raccourcie que d’une période de temps relativement restreinte. Ce motif ne peut pas soutenir la demande d’un relâchement de la politique des autorités ; la pandémie a une force bien plus terrible que celle que les décès rapportés par les médias nous donne à voir. Aussi, les dispositions préventives ont-elles été dimensionnées pour éviter un drame humain autrement considérable que celui entrevu actuellement en Suisse, en Italie, en France, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et partout ailleurs…

A côté de l’émotion que nous pouvons ressentir face à l’ampleur du nombre actuel et surtout du nombre potentiel de décès que le coronavirus pourrait causer,

ne pas maitriser la crise constituerait une atteinte insupportable aux valeurs de notre communauté politique.

Une conclusion qui devra toutefois être complétée par un exposé des raisons culturelles et symboliques qui justifient l’effort gigantesque de restriction que nous avons accepté comme s’il nous était naturel. Ces raisons sont ancrées au plus profond de notre être collectif et elles nous aident à trouver ensemble le passage qui mène à une délivrance bien méritée. Elles tiennent à notre histoire collective, à la place que nous accordons à une certaine conception de la justice et au principe de solidarité dans la distribution des soins. Elles disent aussi la place de l’hôpital dans la cité et dans le cœur de ses habitants. Ces points feront l’objet d’une contribution prochaine.

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DENOMBREMENT DES MALADIES PREEXISTANTES CHEZ LES PATIENTS DECEDANT DU CORONAVIRUS
En Italie, l’Istituto Superiore di Sanità a analysé les pathologies préexistantes d’un millier de patients décédés du coronavirus à l’hôpital. Il a répertorié en tout onze maladies sévères. Si l’on rapporte les pourcentages tirés de cet échantillon sur les 13’241 décès enregistrés jusqu’au 3 avril dans la péninsule, 12’394 décès seraient associés à au moins une pathologie préexistante (93.6%), 9’798 à au moins deux pathologies (74%) et 6’700 décès à trois pathologies (50.6%). Seuls 847 patients (6.4%) n’auraient aucune pathologie préexistante parmi les 12’394 patients décédés jusqu’à présent.

CORONAVIRUS : LE SCENARIO DU PIRE EN REGARD DE LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE
La France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis perdirent, respectivement, 1.35%, 0.94% et 0.32% de leur population pendant le Seconde guerre mondiale, militaires et civils confondus (source Wikipedia). Or, la fourchette haute du pourcentage de décès dans le scénario de pandémie sans atténuation donnerait, selon le rapport de l’Imperial College du 26 mars 2020, pour ces mêmes pays et dans le même ordre, respectivement, 1.16%, 0.93% et 0.84%. Les projections des épidémiologistes reposent certes sur des hypothèses, mais les résultats ont la crédibilité requise pour engager l’action. En d’autres termes, le pourcentage de décès des scénarios du laisser-faire étant en quelque façon comparable à celui de la Deuxième guerre mondiale, les responsables politiques ont compris qu’ils devaient agir en prenant les mesures que l’on sait (même si ce fût à des rythmes différents).

1) Istituto Superiore di Sanità. Report sulle caratteristiche dei pazienti deceduti positivi a COVID-19 in Italia : Il presente report è basato sui dati aggiornati al 17 Marzo 2020. Lien

2) Le Monde. Coronavirus : les simulations alarmantes des épidémiologistes pour la France. Lien

3) Imperial College. The Global Impact of COVID-19 and Strategies for Mitigation and Suppression. Lien

Agression virale : La responsabilité individuelle au service de la performance collective

Les individus se liguent pour combattre le virus et empêcher sa transmission à d’autres individus, ici et dans d’autres pays. Faut-il évaluer les communautés politiques sur leur capacité à comprendre rapidement le danger et à agir en conséquence ?

Responsabilité individuelle comme source de puissance collective
Sur le plan des moyens mis en œuvre, le Conseil fédéral en appelle à la responsabilité individuelle. Nous vivons en démocratie et chacun doit se comporter de façon responsable. L’individu est invité à contenir l’agression virale en s’en préservant lui-même. Même s’il croit n’être pas porteur du virus. Et surtout s’il craint d’être contaminé par des personnes ignorantes.

Le principe moral est simple, ne nuisez pas à autrui par négligence ! Son respect concourt à limiter la contamination par le virus et à assurer la cohérence des communautés politiques. La responsabilité collective ne solutionne pas tout puisqu’il faut aussi mobiliser des médicaments, du personnel hospitalier et des infrastructures. La responsabilité a toutefois un rôle à jouer.

Effectivité des systèmes mis en place
Il était clair dès le début du mois de mars que le coronavirus allait bouleverser notre pays et que nous devions nous comporter différemment. Il a fallu trois semaines pour que le confinement partiel soit compris et respecté. La question des résultats à obtenir et de la performance collective à réaliser peut s’observer de différentes manières. J’en retiens une à titre d’exemple.

Le dénombrement du nombre de décès par million d’habitants permet de comparer la situation des différents pays. Les chiffres ne disent rien des drames individuels. Ils donnent une base factuelle qui permet d’ouvrir la discussion sur les stratégies qui semblent fonctionner.

Dénombrement des décès
Le graphique suivant figure le nombre de décès par million d’habitants. La situation de la Suisse est comparée à différents pays : Belgique, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne, France et Corée du Sud. L’Italie étant malheureusement à quelque 100 décès par million d’habitant et l’Espagne aux alentours de 47, leur exemple sortirait trop du cadre du graphique. Ces deux chiffres illustrent cependant le résultat qu’il convient d’éviter.

Source des données primaires : European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC). L’axe vertical indique le nombre de décès cumulés par million d’habitants au cours du temps. L’axe horizontal indique le nombre de jours depuis le premier cas enregistré dans chaque pays (jour 1) jusqu’au jour 40 pour la Corée. Chaque courbe a, selon l’axe horizontal, une extension spécifique qui tient compte du nombre de jours écoulés depuis le premier cas. La courbe de la Suisse comprend en plus la dernière donnée de l’Office fédéral de la santé. (Crédit : Institut Biosphère)

Résultats
Seule la Corée du Sud a un nombre de décès journaliers tendanciellement stable. Cette stabilité indique que la politique menée permet de préserver la cohérence du système hospitalier. L’Allemagne a un taux de décès peu élevé qui laisse entendre que ses unités de soins intensifs ne sont pas sous pression. En revanche, les cinq autres pays connaissent des situations préoccupantes et la Suisse ne fait pas exception. Il faut encore attendre pour voir si les effets du renforcement des consignes seront concluants.

Performance collective et responsabilité
Le nombre de décès dus au coronavirus concourt à désigner les pays qui freinent la progression de la pandémie et ceux qui n’y parviennent pas, ou pas encore (au même titre que les montants d’émission per capita de gaz à effet de serre disent si les pays ont une politique climatique responsable ou non). Les chiffres sont des outils indispensables à l’action des communautés politiques et des individus qui les composent. Il y a des valeurs et qualités particulières qui méritent d’être dénombrées parce qu’elles ne sont pas substituables les unes aux autres. Dans le cas présent, réaliser que nous ne maîtrisons pas encore les conséquences sanitaires du coronavirus permet de ‘sentir’ la fragilité de notre système technique et des personnes à préserver.

C’est dans ce cadre que le concept de performance collective prend son sens. Faire face à une pandémie ou à un autre type de catastrophe exige un agir collectif coordonné, responsable et cohérent. Nous en sommes capables depuis samedi dernier semble-t-il, ce qui n’est pas si mal. Assumer la responsabilité de ne pas nuire à autrui en évitant de transmettre le virus est une médecine douce et structurante. Retarder la pandémie par des politiques de prévention permet de transcender notre pouvoir individuel en participant à une performance collective. Celle-ci ne s’arrête pas au coronavirus. Il faudra encore rebâtir l’activité économique sur des bases saines.

D’ici là, prenons soin de nous !