Le confinement s’est imposé à nous comme une évidence. Certaines personnes à l’avis plus nuancé discutent toutefois du bien-fondé de cette mesure parce qu’elles doutent de sa pertinence au vu de ses coûts. Leurs arguments méritent une réponse claire, notamment en regard des chiffres des décès réels et potentiels.
Elles rappellent d’abord que la plupart des victimes du coronavirus sont non seulement âgées, mais en plus atteintes d’une, deux ou trois maladies sévères préexistantes. Les chiffres proviennent de l’Istituto Superiore di Sanità qui a analysé les pathologies d’un millier de patients décédés du coronavirus dans les hôpitaux italiens1. En tout, onze maladies préexistantes sont répertoriées. Le pourcentage des patients décédés avec au moins une pathologie préexistante représente 93.6% de l’ensemble des patients décédés ; le pourcentage des personnes décédées avec au moins deux pathologies préexistantes représente 74% de l’effectif (voir les autres chiffres à la fin de ce texte).
Autrement dit, le coronavirus hâterait le décès de personnes déjà malades plus qu’il ne tuerait directement.
Les chiffres relativiseraient le nombre de morts induits par le coronavirus, sachant par ailleurs que le confinement risque de se payer plus tard par l’ensemble de la population, notamment sur le plan psychique.
L’interprétation qui en découle permet de minimiser l’impact sociétal du coronavirus. Elle me semble toutefois contraire à la décence commune. Je ne m’exprime pas sur la question de l’alternative confinement versus port généralisé des masques. Mon propos est d’identifier quelques’ uns des motifs omis jusqu’ici et qui pourtant justifient l’actuelle mobilisation générale.
Il y a évidemment l’affection pour nos proches qui font partie des personnes à risque et qui sont nombreux. Et il y a des raisons qui relèvent de notre appartenance à une communauté politique.
Il faut aussi prendre la mesure de la gravité du danger que l’on cherche à éviter.
Le scénario du pire que l’on pourrait nommer ‘inaction des autorités et absence de distance sociale’ a été communiqué aux autorités fédérales et cantonales, d’où leur décision de le conjurer. Il nous est connu par déduction puisque des épidémiologistes de différents pays en ont publié plusieurs variantes. Par exemple, le Monde du 15 mars mentionnait qu’Emmanuel Macron avait commandé une étude qui estimait – dans l’hypothèse extrême de l’absence de mesures préventives – aux alentours de 400’000 le nombre de décès en France (avec une incertitude de plus ou moins 25%)2. Ce scénario ne se réalisera pas, mais une simple règle de trois nous permettrait de situer le nombre de décès en Suisse en proportion de ses huit millions d’habitants (dans le cas d’un scénario sans atténuation). Cet ordre de grandeur est corroboré par d’autres études.
Notamment, l’Imperial College à Londres a mis en ligne le 26 mars un rapport évaluant l’impact potentiel pour de nombreux pays3. Dans le scénario extrême, le pourcentage de décès dû au coronavirus en regard de la population y est comparable au pourcentage de morts civils et militaires que les USA, la Grande Bretagne ou la France connurent pendant la Deuxième guerre mondiale (voir les chiffres est à la fin de ce texte).
Ces ordres de grandeurs signalent la gravité de la période que nous traversons.
Le pire scénario épidémiologique pour la Suisse – donc celui qui aurait eu lieu sans les mesures préventives du Conseil fédéral – permet à l’Imperial College d’estimer le nombre hypothétique de décès entre 56’000 et 76’000. Ces chiffres s’expliqueraient par une demande en lits de soins intensifs supérieure à 25’000 au pic de l’épidémie, un nombre environ vingt fois plus élevé que celui des lits de soins intensifs à disposition. Dans le scénario sans atténuation, les gens mourraient dans des hôpitaux incapables de les traiter selon les critères de l’art médical.
De fait, l’utilité de ces projections est de montrer ce à quoi nous sommes en train d’échapper grâce aux décisions des autorités et à l’attitude du peuple.
Le scénario du pire montre qu’il est erroné de minimiser l’importance de la crise actuelle au motif que la plupart des personnes décédant du coronavirus sont déjà malades ou âgées et que leur vie ne serait raccourcie que d’une période de temps relativement restreinte. Ce motif ne peut pas soutenir la demande d’un relâchement de la politique des autorités ; la pandémie a une force bien plus terrible que celle que les décès rapportés par les médias nous donne à voir. Aussi, les dispositions préventives ont-elles été dimensionnées pour éviter un drame humain autrement considérable que celui entrevu actuellement en Suisse, en Italie, en France, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et partout ailleurs…
A côté de l’émotion que nous pouvons ressentir face à l’ampleur du nombre actuel et surtout du nombre potentiel de décès que le coronavirus pourrait causer,
ne pas maitriser la crise constituerait une atteinte insupportable aux valeurs de notre communauté politique.
Une conclusion qui devra toutefois être complétée par un exposé des raisons culturelles et symboliques qui justifient l’effort gigantesque de restriction que nous avons accepté comme s’il nous était naturel. Ces raisons sont ancrées au plus profond de notre être collectif et elles nous aident à trouver ensemble le passage qui mène à une délivrance bien méritée. Elles tiennent à notre histoire collective, à la place que nous accordons à une certaine conception de la justice et au principe de solidarité dans la distribution des soins. Elles disent aussi la place de l’hôpital dans la cité et dans le cœur de ses habitants. Ces points feront l’objet d’une contribution prochaine.
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DENOMBREMENT DES MALADIES PREEXISTANTES CHEZ LES PATIENTS DECEDANT DU CORONAVIRUS
En Italie, l’Istituto Superiore di Sanità a analysé les pathologies préexistantes d’un millier de patients décédés du coronavirus à l’hôpital. Il a répertorié en tout onze maladies sévères. Si l’on rapporte les pourcentages tirés de cet échantillon sur les 13’241 décès enregistrés jusqu’au 3 avril dans la péninsule, 12’394 décès seraient associés à au moins une pathologie préexistante (93.6%), 9’798 à au moins deux pathologies (74%) et 6’700 décès à trois pathologies (50.6%). Seuls 847 patients (6.4%) n’auraient aucune pathologie préexistante parmi les 12’394 patients décédés jusqu’à présent.
CORONAVIRUS : LE SCENARIO DU PIRE EN REGARD DE LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE
La France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis perdirent, respectivement, 1.35%, 0.94% et 0.32% de leur population pendant le Seconde guerre mondiale, militaires et civils confondus (source Wikipedia). Or, la fourchette haute du pourcentage de décès dans le scénario de pandémie sans atténuation donnerait, selon le rapport de l’Imperial College du 26 mars 2020, pour ces mêmes pays et dans le même ordre, respectivement, 1.16%, 0.93% et 0.84%. Les projections des épidémiologistes reposent certes sur des hypothèses, mais les résultats ont la crédibilité requise pour engager l’action. En d’autres termes, le pourcentage de décès des scénarios du laisser-faire étant en quelque façon comparable à celui de la Deuxième guerre mondiale, les responsables politiques ont compris qu’ils devaient agir en prenant les mesures que l’on sait (même si ce fût à des rythmes différents).
1) Istituto Superiore di Sanità. Report sulle caratteristiche dei pazienti deceduti positivi a COVID-19 in Italia : Il presente report è basato sui dati aggiornati al 17 Marzo 2020. Lien
2) Le Monde. Coronavirus : les simulations alarmantes des épidémiologistes pour la France. Lien
3) Imperial College. The Global Impact of COVID-19 and Strategies for Mitigation and Suppression. Lien
Question d’éthique: sans intervention de l’Etat, sans respirateurs, lits et surtout personnel soignant en suffisance, aurait-on laisser les mourants étouffer à la maison? Qui en aurait assumé la responsabilité?
Bravo Monsieur Piguet!
Il est grand temps de remettre le contrat social et l’éthique au centre des débats politiques. L’arrivée incontrôlée des comptables (bean counters en anglais) qui se targuent de vouloir réduire les coûts, non en réduisant les gaspillages (ce qui serait louable), mais par exemple en liant la recherche fondamentale à des obligations mercantiles de résultats, est un symptôme inquiétant d’une société vouée entièrement à la recherche du profit dans laquelle on parle d’unités, de force de travail, de masse salariale au lieu d’êtres humains. Pour ceux qui réclament à cors et à cris le déconfinement après le 19 avril, ils devraient comprendre que cette lutte contre le COVID-19 est une guerre de ressources comme l’est tout conflit de longue haleine. La Corée du Sud, Singapour et Taïwan, certes bénéficiant d’une géographie insulaire ou semi-insulaire favorable, donnent l’exemple. Que nos élites économiques fournissent d’abord les moyens de protection pour l’ensemble du personnel soignant et de la population, les tests de détection à grande échelle, le traçage des malades sur les 15 jours précédant les symptômes, la mise à disposition de cellules médicales mobiles (les corona taxis d’Heidelberg) pour suivre les malades non hospitalisés, l’approvisionnement en antibiotiques, en anesthétiques et l’augmentation des capacités aux urgences hospitalières (personnel soignant, respirateurs) et la revalorisation des conditions de travail du personnel soignant (aujourd’hui assujetti à des durées pour chaque acte comme au pire du Taylorisme). Déconfiner avant l’assurance des moyens cités précedemment reviendrait à sacrifier la vie de milliers de nos concitoyens, une immoralité qui reviendrait à détruire la confiance à la base du contrat social helvétique. Mais vous l’avez dit et argumenté mieux que moi.
Mille mercis pour votre parole forte qui, je l’espère de tout coeur, va porter loin dans les cercles politico-économiques de Suisse et remettre les pendules à l’heure.
Cher Monsieur,
Merci beaucoup pour vos encouragements et votre commentaire sur les moyens techniques supplémentaires à réunir pour une sortie de crise. Vos précisions éclairent bien les difficultés concrètes que certains préfèrent ignorer. Comme vous le dites fort justement, il s’agit d’une “guerre de ressources comme l’est tout conflit de longue haleine”.
Pourquoi faut-il accorder plus d’importance à une vie d’une personne malade et âgée à celles par exemple de réfugiés, des victimes du réchauffement climatique ou de citoyens qui meurent prématurément en raison de la pollution par exemple?
Pourquoi n’agit-on pas avec la même vigueur pour sauver ces vies?
Comment peut-on justifier que la vie a une valeur inégale selon notre lieu de naissance?
Sous un autre aspect, est-il moral de provoquer un appauvrissement général qui va probablement avoir un impact sur nos espérances de vie?
Les réponses à vos questions nécessitent quelques développements. Je les retiens et vous répondrai dans mon prochain texte.
Comparer les chiffres avec le mort occasionnés par la seconde guerre mondiale est peu adéquat et inutilement – ou volontairment? – dramatisant. Il s’agissait alors de jeunes biens portants.
Un parralèle autrement plus intéressant serait de comparer la mortalité due au coronavirus avec la mortalité annuelle naturelle en Suisse (66’971 personnes en 2017 selon l’OFS).
Cela signifie que, sans mesures préventives, la mortalité naturelle d’une année doublerait tout au plus si l’on se base sur les chiffres que vous avancez et qui paraissent plausibles.
Ce sans même tenir compte du fait qu’une partie des personnes décédées après avoir contracté le virus seraient mortes d’une autre cause la même année ou durant les 1 ou 2 années suivantes.
Il serait bien sûr insupportable pour notre société qui n’est plus habituée aux adversités de voir mourir rapidement un grand nombre de personnes sans même recevoir de soins, ce qui je vous l’accorde serait d’ailleurs objectivement horrible.
Il n’est pas pourtant exclu que le remède sera pire que le mal.
Dans cette hypothèse plausible, la jeune génération paiera au décuple en destabilisation politique et économique les conséquences du carnage engendré par un confinement dont on se rendra compte qu’il devra continuer à être suivi (ou répété à intervalles régulier) pendant 6 mois à une année pour éviter que le nombre d’infections simultanées ne réaccélère.
Cela dit, la jeune génération à certes déjà l’habitude de payer à crédit les pots cassés.
On pourrait aussi parler des pays pauvres, dépourvus de filets économiques et sociaux, qui nous singent un imposant des confinements stricts à des populations fragiles, comptant une proportion non négligeable de gens gagnent le matin de quoi manger le soir. Dans ces contrée le remède pourrait s’avérer bien pire que le mal à court terme déjà. On pense notamment à l’Inde.
Pour conclure, aucune solution n’est idéale, mais une normalisation rapide de la situation accompagnée de mesures de précautions pour éviter un pic trop brutal des infections des personnes vulnérables serait probablement la voie la plus adéquate.
En tous cas, les personnes qui réclament, apeurées, des mesures de confinement plus strictes encore et la cessation de toute activité ont de mon point de vue perdu tout sens commun.
Bien à vous.
Vous avez raison de dire que l’espérance de vie des victimes de la Deuxième guerre mondiale n’est pas la même que celles des victimes de l’épidémie actuelle. Mais si on entre dans ces considérations, il faut alors préciser que la Deuxième guerre a tué pendant quatre ans (pour la France et l’Angleterre), cependant que le scénario sans confinement ferait un massacre sur une période de temps inférieure à six mois, ce qui serait vécu comme une concentration intolérable de violence.